Nouveau monde ou paradis perdu ?

TOUR 5

A l'avant, Einarr courait comme un beau diable pour essayer d'aller au devant du garçonnet... Mais il réalisa vite combien il était loin et combien ses petites jambes limitaient sa course. Sa respiration haletante et la flèche que lui décocha Elindine perturbèrent toutefois le noyé qui occupait le centre de la rue. Ce dernier, après avoir remué en tout sens, se mit à avancer de quelques pas vers le nain avec une idée assez claire en tête.

Il n'en fallut pas plus à Joseph. Le passage étant libéré, l'enfant ne demanda pas son reste. Einarr et Elindine le virent filer dans le dos de la créature avec un vitesse et une discrétion étonnantes pour un enfant de cet âge.

De son perchoir, la rôdeuse vit et comprit que les enfants allaient continuer leur progression dans les rues sans les attendre... Et qu'ils avaient sans doute leurs raisons. Même s'ils avaient été séparés, le jeune femme avait été étonnée par ce qui s'était passé. Le noyé sentait quelque chose, les cherchait, mais il ne parvenait pas à les repérer alors que n'importe lequel des compagnons aurait été remarqué en quelques secondes malgré ses efforts.

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Sur l'arrière du convoi, Nedru s'était retourné pour invoquer. Et à cet instant, il avait eu beau être discret, il avait vu, angoissé, que les deux noyés s'étaient mis à chercher dans sa direction. Heureusement, un carreau sorti de nulle part - enfin, sans doute de l'arbalète de Cymbeline - était arrivé pour déchiqueter la cuisse de la créature la plus proche, interrompant leurs tentatives. Sands en profita. Utilisant l'allonge de son harpon, il perfora l'épaule du même noyé qui commençait à tomber en lambeaux. Clairement, il n'en fallait pas beaucoup plus pour qu'il s'effondre. L'autre était juste derrière, intact.

Nedru avait l'impression que les deux monstres ne s'intéressaient plus à lui mais sa sagacité lui avait fait comprendre qu'il devait faire un choix : Soit il se faisait discret, tâchait de ressembler à ces bêtes, et il pourrait se glisser au milieu d'elles, soit il continuait de commettre des actions repérables, qu'un noyé ne ferait pas, et il serait repéré... Ou le stress lui ferait perdre la concentration nécessaire au maintien de son audacieux camouflage !

Gerald, lui, n'avait pas quitté le flanc de Cymbeline, prêt à intervenir au moindre imprévu. Cette dernière avait désormais le champs de vision en partie bouché par ses compagnons. Elle voyait toujours le noyé derrière eux, mais sans changer d'angle, elle risquait de toucher Nedru. Dans l'autre sens, Einarr était carrément en face d'elle et elle ne distinguait plus le noyé qui était à l'avant.

Plus loin derrière eux, la barricade faisait son office. La meute avait gonflé et se pressait contre les caisses, mais elle était pour le moment bloquée. Combien de temps cela allait-il durer ?

Les compagnons, malgré le stress de la situation, se faisaient une reflexion : il fallait éviter de se jeter dans l'inconnu trop vite et multiplier les problèmes. Pour l'instant, La rue plus loin semblait calme... ou en tout cas aucune horde ne semblait en train d'affluer vers eux. A l'arrière, ils avaient un peu de temps avant que le barrage cède. Dans l'immédiat, il faudrait voir quoi faire des trois noyés encore debout au milieu d'eux. Ensuite, ils devraient coordonner leurs actions au maximum, tirant le meilleur parti de chacun d'eux, pour sortir de là en un seul morceau.

Couvrant de ses hauteurs la fuite des deux enfants, la rousse haussa un sourcil. Quels gamins débrouillards, discrets et vifs ! Il était certain que les circonstances avaient joué dans l’acquisition, si jeunes, de telles compétences, mais Elindine se disait qu’elle aurait bien aimé être aussi habile à leur âge. En les voyant disparaître au coin d’une ruelle, elle se dit que ses compagnons, en revanche, était loin d’avoir la même adresse. Peut-être devaient-ils adopter une approche plus rapide et frontale : avancer aussi vite que possible en avant, écarter les noyés qui se dressaient devant eux et laissaient totalement tomber la discrétion et le camouflage, surtout si cela leur prenait trop de temps. Au-delà de la barricade improvisée, elle voyait déjà s’amonceler ces cadavres ambulants.

Rapidement, elle tira une autre flèche vers le mort-vivant le plus proche d’elle et qui s’intéressait d’un peu trop près à son ami dvaerg. C’est qu’elle allait mal le prendre, si sa menace aérienne ne le tenait pas en respect.

- Les enfants ont pu fuir ! Vous devez bouger ! Progressez le plus vite possible dans la ruelle, je vous couvre comme je peux, mais ne perdez pas trop de temps à combattre ou à vous cacher de ces monstres ! Je ne sais pas combien de temps le barrage tiendra et ils sont vraiment très nombreux derrière ! cria-t-elle à ses compagnons.

[HRP : Attaque à l'arc sur le noyé devant Einarr]

Alors que l'attention des infâmes tas de peau saponifiée se détournait légèrement pour fixer de leurs orbites spongieuses dans sa direction, l'antiquaire décida que, finalement, il ferait profil bas. Se voûtant légèrement comme pour se diminuer, il allongea les foulées dans la direction qu'Elindine désignait. Il espérait que le sac, toujours maintenu dans son dos, ne ferait pas retentir des bruits nouveaux pour ces créatures au point d'attirer leur attention à nouveau.

Quittons cet endroit le plus vite possible !

Voilà ce que ses yeux supplieraient à quiconque croiserait son regard. En attendant, il ne comptait pas faire de vieux os ici.

A l'arrière du convoi, Sands étudiait l'avancée de leurs deux poursuivants. Celui qui était à moitié décomposé se trainait à moitié par terre, sans danger manifeste. Lorsque le second arriva à sa portée, il mit tout son sang froid pour retarder son action et viser au mieux le monstre. Mettant tout son poids sur le harpon, il enfonça la pointe dans l'aine du noyé, transperçant la jambe avant d'y abandonner l'arme. La créature s'en trouvant ainsi handicapée, il fit volte face et détala à la suite des compagnons.

A l'avant de la troupe, Einar fonça sur le noyé qui encombrait le chemin et lui décocha une incroyable droite en pleine mâchoire. Le bas du crâne implosa sous l'impact et le noyé fut projeté au sol, inerte, alors que le nain continuait sa course forcenée suivi par un Nedru assaisonné au poisson avarié et une barde armée jusqu'aux dents, elle-même flanquée de son soupirant.

Sur les hauts, Elindine vit les enfants disparaître, mais quelque chose sembla les arrêter net après la dernière intersection. Quelque chose mais... elle ne savait pas pourquoi... ça n'était pas des noyés. Mais quoi ?

Depuis sa position surélevée, elle voyait que sur l'autre artère, plus au sud, se trouvaient plusieurs autres créatures... pour l'instant tranquilles ! S'ils étaient suffisamment discrets, peut-être que....

Observant que chacun avançait, y compris son époux, qu’elle vit enfin progresser avec un soulagement muet, la jeune bourgeoise décida de poursuivre sa promenade aérienne sur les toits. Plus en amont sur leur parcours, elle avait noté un nouvel arrêt des deux enfants, mais elle n’avait pas l’impression que d’autres noyés en soient la cause. Aucun cri ne lui était parvenu, mais ils ne bougeaient plus. Soucieuse, Elindine plissa les yeux, la main sur le front pour tenter d’apercevoir un peu mieux la scène, en vain.

Sans pester, elle repartit souplement. Aussi vite que possible, elle progressait en haut des bâtiments, marquant quelques pauses pour être certaine que le reste du groupe suivait bien tout en maintenant une allure suffisamment rapide pour rester devant eux et assurer un rôle déclaireur. Elle ne s’arrêterait que lorsqu’elle aurait du nouveau en ligne de mire.

Quai - fin

Elindine arriva la première à l'intersection. depuis son promontoire, elle eut tout le loisir d'apercevoir les enfants... en train de discuter avec un adulte ! Avant que la rôdeuse n'ait eu le temps de rapporter la moindre information à ses compagnons, ceux-ci parvinrent à toute allure à l'angle, et tombèrent sur la scène.

Il avaient devant eux un humain... quoique ses oreilles fussent particulièrement pointues et son visage allongé. L'homme était gracile, plutôt petit, brun et bien armé... mais les enfants semblaient le connaître. Venait-il les chercher ? Quelqu'un était il en fait au courant de leur présence et venait-il leur prêter main forte ? Ou bien était-ce le hasard ? Ou un autre pauvre ère perdu dans ce quartier maudit...

Pas de temps à perdre à se poser des questions. Les créatures étaient autour d'eux. Tout le monde se rua dans la ruelle, guidé par le jeune homme et les enfants. A la sortie des rues, nouvelle surprise : Un solide gaillard, un peu âgé tout de même, surveillait les alentours. Il se joignit à leur course, en arrière garde.

Les compagnons couraient désormais ventre à terre à travers une sorte de terrain vague séparant les quais de la cité. Ils parvinrent finalement en vue d'une grille. Elle s'ouvrit, ils entrèrent, elle se referma, un claquement de verrou résonna.

Ouf ! Ils étaient tirés d'affaire. Mais tirés de quoi ? Ils étaient dans un tunnel nauséabond. Leurs pieds baignaient dans une boue sale qui devait être la rivière d'écoulement des eaux usées. Le garçon palot qui avait fermé la porte les regardait avec inquiétude et étonnement. Le demi-elfe de petite taille et le bonhomme trapu les regardaient aussi d'un air interdit, haletant. Ils ne parlaient pas, ils attendaient des explications.

Finalement, L'homme le plus âgé des deux se tourna vers les deux enfants fugueurs :

- Vous deux, filez chez vous. Et n'en bougez plus. On va avoir une petite explication vous et moi.

Les enfants étaient visiblement plus inquiets de cette discussion que de tout ce qui s'était passé jusque là. Ils baissèrent la tête, lancèrent un triste sourire à Fëanor et partirent à petits pas, flanqués du troisième gosse.

- Je suis Vittorio Pacini, reprit l'homme en se retournant vers la bande dépenaillée. Avant cette histoire, j'étais Docker... mais maintenant, je m'occupe juste de trouver à manger aux gens et à éviter le pire. Et vous, qu'est-ce que vous venez foutre dans c'bordel ?

Prêt à tout, Fëanor tendit le cou pour identifier la menace... Et se retrouva nez à nez avec les enfants ! Soulagé, il n'en fut pas moins surpris par cette heureuse rencontre et resta interdit quelques secondes.

- Bonjour les enfants ! Je suis si soulagé de...

Mais le prêtre n'eut pas le temps d'aller plus loin dans ses explications. Toute une équipe, pour le moins hétéroclite, courrait dans leur direction. D'abord sur la défensive, la réaction des enfants tempéra pourtant sa réaction et se joignant au groupe, il fit demi-tour promptement. De temps en temps, il jetait un oeil en arrière, constatant avec horreur ce qu'ils fuyaient !

C'est donc çà qu'ils craignent à l'intérieur des remparts ! Nolwë nous garde !

Après avoir récupéré le docker sur le chemin, leur cavalcade les mena jusqu'à l'embouchure des égouts où le petit Giro les attendait, leur ouvrant la grille à temps.
Hors d'haleine, les mains sur les genoux pour reprendre son souffle, Fëanor observa les nouveaux venus sans en avoir l'air. Vittorio fut le premier à se présenter, tous le monde ayant put reprendre ses esprits après leur fuite désordonnée. Il prit néanmoins le temps de faire la morale aux enfants et lorsque ceux-ci croisèrent son regard, Fëanor leur fit un sourire rassurant.

Il se redressa et se présenta, s'inclinant à la manière des elenions.

- Quand à moi, je me nomme Fëanor, de Torea !
" J'essai d'aider ces pauvres gens à affronter les épreuves, au nom de ma déesse, Nolwë la Sage.

D'à peu près cinq pieds et demi, leur interlocuteur était armé d'un arc passé en bandoulière et d'une rangée de quatre dagues rangées dans leurs fourreaux sur la poitrine. Une amulette d'argent en forme de fleur de givre pendait fièrement à son cou.

Le débandade prit finalement la tournure qu'espérait le sorcier. Salvatrice ? Oui et mieux que ça  ! Tout en puisant dans ses ressources pour parvenir à s'époumoner au même rythme que les autres, Nedru fut ravi de constater qu'en plus de quitter le monde des cadavres attirés par la chair fraîche, ils gagnaient un nouveau monde. Quelques individus, c'était déjà un début de civilisation.

Les mains sur les cuisses, coupé en deux par l'effort en reprenant son souffle, Nedru s'assura que tout le monde était bien là (un peu trop tardivement pour que l'on puisse considérer qu'il mettait la sécurité d'autrui au même plan que la sienne) sans se départir d'un fin sourire. Ils étaient tiré d'affaire ! Pour un temps seulement, peut être, mais tout indiquait que l'urgence était passée. Sa dague tirée regagna sagement son étui.

Après avoir jeté un œil aux nouveaux adultes de leur bande, Nedru répondit au salut de l'ancien docker, dans cette bonne vieille langue de la Cité Franche que le monde entier leur enviait et que chacun savait au moins baragouiner dans les ports.

- Nous avons fait naufrage tout à l'heure. Nedru d'Enumasam, je suis venu ici avec mon épouse Elindine, pour faire du commerce. Je vous présente également Einarr et Cymbeline, des voyageurs du Lady Diana. Gerald et le bosco Sands, tout ce qu'il reste de l'équipage. Nous sommes presque tous blessés et mal en point.

De la main, il avait désigné par des gestes de commerçant habitué à faire le détail de son étal. Il avait cependant conclu en ouvrant les paumes, affichant une mine désolée. Si le sang-mêlé avait à cœur d'aider les pauvres gens, il venait de tomber sur le gros lot.

La nouveauté prit ainsi la forme d’un petit jeune homme brun. De son perchoir elle ne pouvait en distinguer davantage et n’eut que trop peu de temps pour se poser des questions : le reste du groupe arrivait en courant, tandis qu’un attroupement de morts-vivants les rejoignait déjà par l’autre côté de la ruelle. Sans attendre davantage, Elindine rangea son arc et quitta les toits, se suspendant au rebord pour se laisser souplement tomber au sol. Sans acrobatie superflue, elle s’élança à la poursuite des deux marins qui fermaient la marche.

Ce fut le souffle court qu’ils pénétrèrent ensemble dans un boyau mal odorant et avec un soulagement, teinté d’inquiétude, qu’elle entendit le bruit d’une grille se refermer. Ils avaient fui une menace, une nouvelle depuis ce matin, mais quelle était celle que représentait les deux hommes en face d’eux ? Enfin… Un et demi, nota-t-elle en avisant la point d’une oreille longue dépassant de la chevelure de geai du… Prêtre, apparemment. Au moins était-il fort beau garçon, comme l’était souvent ceux de son espèce, cela compensait.

Elle écouta les présentations sans sourire, observant le décor autour d’elle. Ses yeux brillaient d’une méfiance qu’elle n’affichait pas franchement, sans la cacher pour autant. Son mal de crâne ne l’avait pas quitté et, depuis qu’ils n’étaient plus directement en danger, la tourmentait de plus bel. Elle se sentait assaillie par des myriades de petites informations : odeurs, bruits, discrètes présences animales alentours. Sans parfaitement voir ce qui les entourait, elle pouvait le sentir, diffusément, mais avec une acuité certaine. La voix de son époux, prononçant son nom, ramena brutalement son attention vers l’interaction sociale en face d’elle. « Pour faire du commerce ». Durant un très bref instant, Elindine ne sut exactement ce que l’on attendant d’elle. Devait-elle à nouveau jouer les jeunes bourgeoises en péril ? Elle avisa sa tenue maculée, ses armes, son armure, son chignon défait… Non, ce n’était même pas la peine de faire semblant.

Elle s’avança donc auprès de Nedru, prenant le temps d’observer l’état de son époux et s’arrêtant un peu plus longuement sur les hématomes à son cou. Elle fronça le nez, mais n’ajouta rien. A la place elle rendit un salut bref, mais courtois, aux deux hommes, confirmant son identité dans un cyfand clair.

- Elindine d’Enumasam. Heureuse de rencontrer de nouvelles âmes, ici.

Tout s’enchaîna très vite pour Cymbeline et ses compagnons, qui traversèrent au pas de course la ruelle truffée de noyés, slalomant et feintant pour éviter les coups. Leur cauchemar ne prit fin qu’en retrouvant les enfants, flanqués d’un jeune homme gracile, et bientôt rejoints par un solide gaillard.
Leur fuite à tous s’acheva dans une espèce de tunnel à l’odeur nauséabonde, protégé de leurs assaillants par des grilles.

Hors d’haleine, Cymbeline commença par reprendre son souffle avant de s’intéresser aux deux nouveaux. Quel soulagement de croiser ces personnages à l’air bien vivants ! Et qui ne semblaient pas d’humeur à leur jeter des cailloux, contrairement aux malotrus perchés sur leurs murailles.
Elle échangea un sourire avec Gerald, serrant sa main un instant avant de la relâcher.

Ce fut Nedru qui se chargea des présentations, auxquelles Cymbeline répondit en s’inclinant – mais sans faire de manières, les égouts n’étant pas propices à l’élégance.

- Merci beaucoup pour votre assistance, ajouta-t-elle. Auriez-vous un abri quelque part, un endroit où nous pourrions parler au calme ? Croyez bien qu’on ne vient pas mettre le bazar ici, bien au contraire.

Fëanor écouta avec intérêt les présentations et explications des nouveaux venus. Ils semblaient être des personnes de confiance, au premier abord tout du moins.
Croisant le regard de Vittorio, le prêtre chercha son assentiment pour ce qu'il s'apprêtait à dire... puis décida finalement qu'avec son accord ou non, il se devait de réagir. Il sourit donc à l'halfeline en réponse à sa proposition et s'engagea dans le tunnel sans plus de cérémonie.

- Suivez nous ! Leur proposa-t-il.
" Sortons de ce cloaque...

Le tunnel en question n'était pas bien long, une dizaine de mètres tout au plus, et donnait sur une nouvelle grille. Ouverte celle-ci, ils purent la pousser pour se retrouver à la lumière du soleil. Ils venaient de déboucher dans la rue étroite d'un quartier pauvre, à l'embrenchement de rigoles qui servaient de collecteur sommaire des eaux usées... entre autre !

- Nous allons chez vous Vittorio ? Proposa Fëanor. Ou je les amène à l'auberge ?

La zone était déserte. la confluence des trois ruisseaux d'écoulement d'eaux usées formait une petite place en demi-lune. Côté arrondi, des masures aveugles et avachies bien que récentes, construites de bric et de broc, ouvrant sur trois ruelles. Côté droit, la rectitude des lourdes murailles dont la grille des égouts était la seule irrégularité. Ces dernières étaient longées, d'un côté comme de l'autre, par un chemin de ronde au pied des rempart. L'évolution de l'urbanisme laissait entendre que sous peu, sans une vigilance particulière, ce chemin serait colonisé par des bidonvilles.

Le ciel de ce début d'après-midi était chargé de lourds nuages mais les compagnons avaient dû plisser les yeux après le temps passé dans le tunnel. Ils attendaient une réponse de Vittorio, qui semblait réfléchir, laissant de longues secondes s'égrener.

- A mon sens, vous avez plusieurs options, finit-il par dire. Soit, vous préférez rester ici dans la plus grande discrétion. Auquel cas, je peux vous donner l'adresse d'une brave femme qui vous cachera et vous donnera d'autres vêtements pour circuler le plus anonymement dans la ville. Seuls Fëanor, les enfants et moi avons constaté votre arrivée et après la discussion que j'aurai avec eux, il ne fera aucun doute qu'ils seront peu bavards sur le sujet.

Il s'interrompit quelques instants pour ménager un certain suspense.

- Soit vous décidez d'apparaître sous votre véritable identité et dans ce cas-là, il ne faut pas faire les choses à moitié. Tout le monde a vu ou entendu parler du Lady Diana et de sa fin, donc - et vous n'allez pas me détromper - comme c'est de là que vous arrivez, il faut jouer la gloriole au maximum. Soyez visibles, allez dans la plus grande auberge du quartier, racontez vos aventures aux badauds etc... et trouvez une explication pour avoir pénétré dans la ville.

Il s'interrompit encore une fois, plus longuement encore, pour juger des réactions des uns et des autres, mais avant que l'un des compagnons ne reprenne la parole, il précisa :

- Par contre, je dois vous préciser que la ville est actuellement verrouillée, que c'est un sacré bordel, qu'il y a des conflits d'intérêts importants entre les différents quartiers... enfin, plutôt les différentes classes. Un bon temps d'explication ne vous sera pas de trop mais je ne vais pas le faire ici. Fëanor pourra vous donner quelques éléments mais nous pouvons décider de nous retrouver plus tard pour en parler longuement... Mais pour l'instant j'ai quelques affaires urgentes à régler et j'ai besoin de votre réponse. La gloire ou la discrétion ?

Les compagnons ne pouvaient pas remettre cette discussion à plus tard. L'échouage du Lady Diana était dans toutes les têtes donc s'ils voulaient arriver glorieusement, ils devaient en jouer maintenant. Choisir la discrétion les protégerait sans doute mais leur fermerait aussi des portes parmi les autorités locales. Révéler leur réelle arrivée et leur identité plus tard instillerait le doute et la méfiance dans une cité déjà frappée de paranoïa, ce qui les mettrait grandement en danger.

Alors, se condamner à l'anonymat ou au feu des projecteurs ? Telle était la question.

Enfin, la lumière du jour !

Cymbeline poussa un profond soupir en sortant à l’air libre. Levant la tête vers les nuages encombrant le ciel, elle se permit un sourire, malgré l’insalubrité et la pestilence environnantes.

Elle écouta sagement les suggestions de l’ex-Docker, et n’eut pas besoin de réfléchir longtemps pour donner son avis :

- Je ne pense pas que soit une très bonne idée de jouer à cache-cache. Tôt ou tard, nous serons découverts. Et alors, on risque d’être flanqués dehors sans procès. Et vu ce qui traîne hors des murs, je n’ai pas très envie de ressortir de sitôt.
« Montrons-nous au grand jour et mêlons-nous aux badauds ! Amuser la galerie, c’est ce que je sais faire de mieux. Vous pouvez me laisser ce bout là… En revanche, Fëanor, nous aurons peut-être besoin de votre aide pour trouver une explication à notre présence ici. Avec les portes de la ville verrouillées, difficile d’inventer un scenario qui n’éveille aucun soupçon… Quant à vous, Vittorio, merci infiniment.

L'antiquaire hocha la tête.

- Vous avez entendu l'artiste. Nous ne sommes pas des voleurs, je veux pouvoir faire des affaires sans avoir à user de faux semblants.

Le sourire qui soulevait sa jeune barbe trahissait l'absurde de ce qu'il pensait de cette phrase. Cela dit, faire des affaires étant son faux semblant, il pensait au moins la deuxième partie de son affirmation.

Enfin, en l'état actuel de ses connaissances, le choix était vite fait. Quel bénéfice pourraient-ils tirer à se cacher ici ? L'amitié des pouilleux et des enfants locaux ? Ne pas attirer la foudre de ceux qui leurs avaient interdit l'accès à la ville ? Et même s'ils devenaient effectivement amis avec d'anciens dockers sans emplois, qu'avaient-ils à y gagner ? La vie, peut être, si ce gouverneur est agressif... Mais si nous devenons effectivement des héros...
Ce Vittorio était probablement quelqu'un de bien, il venait en quelque sorte de leur épargner de nombreux soucis... mais si dévoiler sa petite entrée secrète lui permettait d'entrer dans les grâces du gouverneur, Nedru n'hésiterait pas. La vie d'un inconnu, même aimable, valait moins que la sienne. Moins même que celle de ses nouveaux compagnons !

Ce n'était pas le genre de pensée qui empêchait Nedru de garder son sourire courtois, qu'il tourna en direction du melësse pendant qu'ils se mettaient en route. Alors qu'ils gagnaient la direction de l'auberge, il se permit d'intervenir auprès de la musicienne et de sa femme, leur glissant doucement.

- Vous vous souvenez du passager qui occupait une cabine prestigieuse à bord du Lady Diana ? Un sortilège lui a permis de disparaître, probablement de se transporter instantanément ailleurs, juste avant l'abordage du monstre. Disons qu'un rescapé du navire a donné sa vie pour nous faire passer les murs en usant du même artifice.

Je ne l'oublie pas, celui là... Les lettres qu'il avait récupéré dans la cabine du capitaine étaient encore enfoncées dans son pantalon. L'encre aurait probablement bavé sous l'effet de sa sueur, mais au moins n'avait-il pas pris l'eau depuis leur acquisition. Peut être qu'il y trouverait des éléments à lire sous un nouveau jour.

La rousse ne retint pas une profonde inspiration en sortant enfin à l’air libre et s’offrit même un bref étirement. Il était encore tôt dans la journée, mais elle se sentait aussi fourbue que s’il avait été tard dans la nuit. Tout en suivant leur nouveaux « amis », Elindine observait le quartier et ses bâtisses de fortunes, visualisant machinalement tous les chemins et les raccourcis que lui offraient un tel terrain. Elle n’en était pas moins attentive à ce que leur racontait le docker, elle n’avait simplement que trop peu de chose à en dire. La décision ne lui appartenait pas vraiment, se disait-elle : elle saurait tirer profit des deux options. Alors elle se contenta de hocher la tête aux arguments de Cymbeline, puis de Nedru, appuyant un peu plus son regard sur ce dernier lorsqu’il donna sa réponse. Au prochain instant d’intimité qu’ils pourraient avoir, il faudrait qu’elle se préoccupe de ces « affaires ».

Si elle n’avait pas insisté pour qu’il lui en explique les tenants et aboutissants à la Cité Franche, trop contente qu’elle était du voyage, il lui semblait que la situation réclamait désormais de mieux connaître les intentions et objectifs de son époux. A l’origine, elle avait prévu de vaquer à ses propres occupations, partir sur d’autres chemins que Nedru pour créer ses propres affaires en parallèle. Une chose qu’elle ne pourrait certainement pas faire, compte tenu des récents développements. Et puis, peut-être que son joli barbu aurait l’intelligence de reconnaître qu’elle serait plus utile en étant informée. Elle n’en était pas certaine, mais s’il refusait toujours obstinément de l’informer davantage, il serait toujours temps de passer à un plan B.

Après un bref regard vers les yeux de son mari, Elindine hocha la tête à ses excuses pour expliquer leur présence dans la ville. Au passage, elle avisa à nouveau les bleus qui ornaient en plaques violacées le cou pâle du jeune homme. Son attention alla un bref instant vers le prêtre devant elle, puis revint vers Nedru. Aussi doucement que lui, elle lui chuchota :

- C’est compris… Tu as l’air d’avoir un peu souffert de notre course hors de la ville. Comment te sens-tu ?
- Je vais bien, ma magie m'a offert un peu de réconfort. Et toi ? Beau travail sur les toits au fait.
- En pleine forme, répondit-elle avec un sourire.
« Merci, pour le compliment. Je regrette de ne pas avoir aperçu tes prouesses. Mais j’imagine qu’il y aura d’autres occasions.

Une brève expiration amusée accompagna un instant le masque souriant de son époux, marquant la fin de leur échange.

Le docker regarda tour à tour les deux époux avec un petit sourire amusé :

- Des commerçants, hein ? Voyez-vous ça... fit-il en élargissant encore son sourire tout en se tournant vers Cymbeline. Les commerçants les plus harnachés que j'ai jamais vu en tout cas !

Il se tourna ensuite vers Fëanor :

- Mon ami, je dois vraiment vous laisser mais je ne vous abandonne pas. Ni les uns ni les autres. Prenez le temps de réfléchir à tous les aspects de votre entrée en scène et quand vous serez prêts. Dirigez vous vers le "Tigre à Ecailles". C'est une grande auberge qui fait la jonction entre le quartier du port et celui des marchands. Fëanor pourra vous y conduire sans mal. Je vous y retrouverai en fin de journée et nous pourrons discuter de la triste situation et de la politique locale dans une loge. Je vous conseille de ne pas trop vous aventurer avec les sommités locales jusque là. Cette ville est un vrai panier de crabe.

Il allait tourner les talons quand ses narines vibrèrent littéralement alors qu'il humait l'air ambiant :

- Et... désolé de vous le dire mais... Vous feriez bien de faire un brin de toilette. Quand même mes vieilles narines érodés parviennent à sentir votre odeur de poisson, faut se faire du souci.

Et avec un clin d'oeil amical, il s'échappa dans l'une des ruelles.

La rousse écouta passivement le vieux docker, un petit sourire en coin sur les lèvres. Elle répondit à sa remarque sur leur équipement :

- Un bon commerçant est un commerçant paré à toute éventualité et donc, bien harnaché.
"Bien que j'avoue que le monstre marin, les cadavres ambulants et la ville fermée à nos suppliques, m'ont quelque peu prise par surprise, soupira-t-elle.

Son expression ne s'altéra pas davantage à sa remarque sur leur odeur, ses yeux coulèrent simplement vers son époux, alors qu'elle croisait les bras sous sa poitrine et s'appuyait contre l'étai d'un mur en "tout-venant". Son regard glissa d'un brun à un autre, s'arrêtant finalement sur le visage du melessë, en attente.

Fëanor n'avait pas prit toute la mesure de la situation et le discours de Vittorio le plongea dans une profonde réflexion. Si bien que l'intervention de l'halfeline le fit sursauter.
Il lui sourit en réponse, mais on pouvait lire facilement sur son visage qu'il n'avait aucune idée de comment il pourrait les aider.

- Je... je vais y réfléchir... bredouilla-t-il.

Le libérant de l'attention du groupe et du poids qu'il ressentait sur ses épaules en conséquence, la femme aux cheveux roux échangea quelques mots avec son mari. Et une solution toute trouvée lui fut offerte pour la mission qu'on venait de lui confier. Mais plus important à ses yeux, l'homme semblait blessé ! Étudiant la plaie d'un oeil critique sans oser avancer, le prêtre fut interrompu par Vitorrio qui exprima le besoin de partir, leur expliquant son point de vue sur la suite...

Sans avoir son mot à dire sur la décision du groupe, le melessë fut heureux d'entendre qu'ils préféraient apparaître au grand jour.

Lorsque Vittorio s'éloigna, il prit son courage à deux mains et s'avança vers le blessé.

- Puis-je ? Demanda-t-il simplement en désignant son cou.

Avec son assentiment, il se mit à étudier attentivement la plaie. Il y avait des sortes de glaires, mais elles n'étaient ni infectieuses, ni acides. En dessous, le cou était rougi, écorché superficiellement avec un gros hématome, mais rien de grave.

Il expliqua avec des mots simples et rassurant ce qu'il avait vu et ce qu'il allait faire... même s'il se figea, se rendant compte qu'il n'avait pas son matériel pour travailler dans de bonnes conditions.

- Désolé mais, l'un d'entre vous a-t-il une trousse de soin ? Je n'ai pas pris la mienne avec moi...

La rousse réagit la première, attrapant quelque chose dans le sac de Nedru, après un échange de regards. Elle tendit la précieuse trousse à Fëanor avec un sourire en coin qu'il eut bien du mal à interpréter. Se raclant la gorge, il oublia ce détail et lui demanda de l'aide pour lui donner les tissus et les produits désinfectants.
Il put alors nettoyer tout ça afin d'éviter tout risque d'infection. La blessure restait violacé et légèrement douloureuse. Le prêtre fut rassurant, précisant que cela devrait disparaître en deux ou trois jours.
Pour réduire l'hématome, Fëanor se mit à masser la zone, ce qui aurait put faire crier son patient, s'il avait été plus douillet. Mais cela permit l'écoulement du sang, limitant le caillot pour le faire disparaître plus rapidement.

- Voilà ! finit-il par dire en remerciant Elindine d'un hochement de tête et en reculant d'un ou deux pas.

Content de son travail, il fit un large sourire et embrassa l'assemblée d'un haussement de sourcil interrogatif.

- Et maintenant ? Je serais très curieux d'entendre votre histoire... Comment vous êtes vous retrouvé au milieu de noyés sur les quais de Laälmatl ?

Pendant que le jeune prêtre examinait puis traitait ses compagnons, Cymbeline faisait le pied de grue en examinant les alentours. Elle avait compris qu'il ne ferait pas bon traîner en ville tant que les habitants n'avaient pas entendu parler d'eux, et s'impatientait quelque peu, tout en s'inquiétant qu'ils ne soient repérés par des importuns.

Aussi, lorsque Fëanor leur demanda des précisions sur leur histoire, elle lui dit simplement :

- Heum... C'est une assez longue histoire. Et je crois que nous sommes tous fatigués ici. En plus, ma propre odeur me donne envie de vomir... Ca ne vous ennuie pas Fëanor, si l'on en parle dans un lieu plus douillet, après un bain ?
Et d'après votre ami, il serait judicieux d'aller nous introduire avant toute chose. N'est-ce pas ? Nous avons eu assez d'ennuis comme ça, inutile d'en rajouter.