Kayla Fal'San'In
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Aussi absurde que cela puisse paraître, je ne ressens le besoin d’écrire ce qu’il se passe qu’à présent. J’aime une bonne histoire, mais la mienne ne m’a jamais paru digne d’intérêt, jusqu’à présent. Où alors je commence à admettre que je perds la raison ? Quoiqu’il en soit, entre deux chevauchés au trot et autant de cauchemars, je pense que l’exercice me fera du bien.
Ce qu’il s’est passé à Driskos agite encore mes songes et mon âme. Quand nous avons commencé à travailler en tant que précepteur pour Agapios, le jeune duc, au départ, j’avoue que je ne comptais pas m’investir plus que cela dans le travail. J’essayais surtout de trouver un moyen d’échapper au regard suspicieux de la duchesse pour mener à bien notre mission principale. Mais notre élève était… En fait il me rappelle Timotheos. Il a ce même désir de partir, de faire ses choix, de vivre sa vie, cette même frustration de ne pas pouvoir laisser son regard aller au-delà de quatre murs. Au moins la villa d’Antykira avait-elle la mer comme horizon, la demeure ducale de Driskos est aussi triste que l’histoire qu’elle couve entre ses briques salies par le temps et les secrets.
Avec sa mère perpétuellement sur le dos, ce n’était pas évident de communiquer plus que le contenu de mes leçons. C’est à Sallavïn qu’il a pu se « confier » en premier. Si Menodora semble terrifiée par les navires au large, lui, au contraire, se montre plutôt curieux, en tout cas il a été assez pressant auprès de notre paladin, qui n’avait pas grand-chose à lui dire.
Loin de s’en tenir à ses devoirs de professeurs et à son entraînement quotidien, Sallavïn s’est aussi entiché d’une très jolie servante de la maison Brademaux-refait. Une jeune fille si belle que j’ai cru qu’elle avait réellement réussi à débaucher le petit dévot. Comme il ne cessait d’y jeter de « furtifs » coups d’œil, évidemment remarqué par Brindja, je l’ai taquiné. Comprenez-moi, ces trois garçons sont des cibles beaucoup trop faciles pour ne pas jouer un tout petit peu avec. Mais apparemment la demoiselle lui aurait été « simplement » désignée par les dieux.
…
Evidemment, pourquoi en aurais-je douté un instant ? C’était forcément les dieux. Quoi d’autre venant de lui ?
Pour le moment, en revanche, la belle ne lui a rien révélé : elle travaille auprès de la famille ducale depuis toujours, c’est la sœur de lait d’Agapios et puis c’est tout, rien de spécial. Mais puisqu’il s’agit d’un message divin, j’ai décidé d’utiliser mes recherches à la bibliothèque à bon escient en utilisant un sort d’invisibilité. Sallavïn et Brindja n’ont pas plus aimé cette idée d’intrusion que moi, mais les raisonnements de Podness et Lyvin ont su vaincre leurs réserves et les miennes. Nous n’avancions pas, aucune information, aucun indice à propos de Timotheos et la duchesse qui épiait toujours chacun de nos mouvements : il fallait faire quelque chose. Alors, couverte par mon sort, j’ai suivi la servante désignée par les dieux.
A ma grande surprise, elle m’a mené à Agapios et j’ai très, très vite compris que ces deux-là n’étaient pas que des amis d’enfance. Prise de remord à l’idée d’espionner ainsi un jeune couple qui essayait juste d’échapper au regard envahissant d’une mère, je ne suis pas restée trop longtemps, mais assez pour entendre quelques mots et comprendre que le duc n’est pas le père du jeune homme et que les amoureux veulent mettre les voiles.
De son côté, Lyvin s’est surtout intéressé à ces histoires de guérisseur et de maladie. Je crois qu’il est vexé qu’on le tienne à l’écart d’un tel sujet d’étude ou par le fait que la famille ducale maintient que cet illustre inconnu est plus doué en décoction que lui. En tout cas, dans son professionnalisme scientifique, il n’a rien noté d’incongru ou d’inquiétant sur Agapios, à part, en fin de soirée, lorsqu’il tarde à prendre son traitement, de subtils changements, une pilosité plus prononcée, une peau qui s’assombrit, un épaississement de la carrure déjà impressionnante du jeune homme.
Podness et moi nous sommes concentrés sur des recherches à la bibliothèque, préparant nos cours ensemble, parfois rejoints par Lyvin et, ponctuellement, par un Sallavïn peu réjoui par les cours de cyrillan. Il est d’une aide précieuse pour mes études linguistiques, grâce à lui, nous avons découvert l’emplacement de ruine, pas très loin de Driskos. Nous y sommes allés ensemble, avec l’érudit elenion. Sallavïn et Brindja n’étaient pas très contents que nous nous passions de leur protection, mais il fallait bien que quelqu’un assure les cours d’Agapios pendant ce temps. Ce fut aussi l’occasion pour Podness de mettre en pratique le dressage de Pactol ! Voir un gnome monter un chien est un spectacle fabuleux et curieusement adorable. Je ne l’ai pas dit à notre magicien, je crois que ce n’est pas très poli, mais ce fut un grand moment.
Finalement, en croisant les documents déterrés à la bibliothèque et les inscriptions des vestiges, j’ai fini par obtenir la traduction des mots qui hantent mes songes : « Viens, rejoins-moi ». Je ne suis guère plus avancée, mais, curieusement, j’ai aimé faire ce travail. Ces recherches m’ont un peu rapprochée de mon père, je n’avais plus autant pensé à lui depuis longtemps et c’était un moyen de faire autre chose que d’espionner la maison des Brademaux-Refait.
Entre-temps, j’ai essayé de me rapprocher d’Agapios. D’une part parce que le fait d’avoir appris ainsi son secret me mettait profondément mal à l’aise. Et d’autre part, quel professeur ne voudrait pas apprendre à connaître un élève aussi curieux du monde ? Il avait une soif inextinguible de connaissances, et pas que durant nos cours de musique et de langue. Il pressait Lyvin, Podness et Sallavïn de tout un tas de questions, dont certaines ne relevaient absolument pas de nos domaines d’expertise. Dès que nous nous écartions des sujets les plus classiques, la duchesse, toujours vigilante, nous interrompait systématiquement d’un toussotement et d’un regard sévère, a minima. C’était frustrant. Alors, doucement, j’ai commencé à glisser des mots cachés dans certaines notes que je lui confiais, des réponses aux questions qu’il me posait et auxquels sa mère refusait que je réponde. Podness et Lyvin ont aussi commencé à faire de même. Je pense que nous sommes tous les trois d’accord sur le fait qu’un parent ne doit pas intervenir dans la quête de savoir d’un enfant, en tout cas pas aussi souvent, ni aussi arbitrairement.
Puis, un jour, parmi les informations sur la géographie Kaani que je lui transmettais en secret, j’ai glissé une invitation à se retrouver dans le jardin de la demeure ducale, à l’abri des oreilles et des regards indiscrets. Je ne pensais pas qu’il viendrait, mais il l’a fait et j’ai cru le faire presque mourir de peur en signalant ma présence sous mon sort d’invisibilité. Je crois que j’ai un don pour terrifier les guerriers qui font deux fois mon poids…
Pour la première fois nous avons pu discuter un peu plus librement et nous en étions tous les deux ravis, je crois. Il avait tellement de question et beaucoup dont je n’avais pas la réponse. Le jeu auquel j’avais joué avec Mercoeur et Timotheos, avec Agapios, a été particulièrement prolifique. Au fur et à mesure, nous nous sommes aventurés ensemble sur des terrains plus personnels et pas qu’à mon initiative. Il m’a fait parler de moi, de ma famille, de ma nature hybride aussi, avec maladresse, certes, mais beaucoup d’intérêt et un respect certain. Il savait que je venais d’Ellerìna et il m’a demandé comment y étaient traités les demi-sang, si j’avais connu mon père, comment mes parents ont pu se rencontrer. De mon côté je lui ai fait parler de sa famille aussi, de ses aspirations. Doucement je l’ai mené vers le désir de partir, celui qu’il avait exprimé au jour de notre arrivée, puis des raisons d’un tel souhait. Tournant autour du pot j’ai fini par lui avouer que je savais, pour sa compagne, mais que je n’en dirais rien et surtout pas à ses parents. S’il a eu l’air surpris, apeuré et peut-être en colère, aussi, dans un premier temps, il avait aussi besoin de parler. Nous partagions déjà quelques secrets, alors de fil en aiguille ceux-ci ont coulé, comme un ruisseau tranquille d’abord, puis une rivière vive et sans pouvoir y faire quoique ce soit, le flot des cachoteries et des mensonges s’est fait torrent tumultueux.
Il m’a d’abord demandé de révoquer mon sort, il avait besoin de voir mon visage. Non sans inquiétude, j’ai obtempéré et il m’a parlé du projet de fuite avec son amoureuse, d’elle, aussi, beaucoup. A l’en croire il s’agit de la femme parfaite. Sa voix vibrait en parlant d’elle, de leur amour, et il souriait, béat, heureux. C’était un spectacle ravissant et triste à la fois. Devoir cacher tant de bonheur, je ne trouve toujours pas que ce soit très juste. Puis il m’a dit qu’il avait refusé la proposition de sa dame de partir avec elle. Il voudrait en apprendre davantage sur son géniteur, qui n’est pas le duc, expliquant ainsi son intérêt pour le Kaan et le Kartaçol.
Je le voyais épier mes réactions, scrutant mes traits à la recherche de surprise ou de rejet. Je connais ce regard, c’est le mien quand je parle des choses que je cache. Je l’ai encouragé, rassuré, écouté, mais je ne vois pas comment j’aurais pu être prête pour la suite. Lentement il a déroulé les informations une à une : il est issu d’un viol de guerre entre sa mère, la duchesse, et un guerrier du Kartaçol, un orc, ce qui fait de lui un demi-sang, un merosi.
Je crois que j’ai dû afficher ma perplexité, puisqu’il m’a souri en expliquant que la potion qu’il prend matin et soir est une décoction de métamorphose, pour cacher sa véritable nature. Je sentais déjà la colère monter à mes joues, mais je me contrôlais encore, ou bien il ne l’a pas remarqué, en tout cas il a poursuivi. Sa mère avait essayé beaucoup de choses, lorsqu’il était petit : pâlir sa peau pour lui donner le teint olive des cyrillans, limer ses canines proéminentes et même couper le cartilage de ses oreilles pour leur donner l’arrondi caractéristique des humains. A cours d’option elle a fini par recourir au soigneur qui les a ruinés contre la sauvegarde de leur secret. Aussi infecte soit cet homme, il a au moins bien fait son travail, Agapios lui-même n’avait pas la moindre idée de qui il était avant de tomber amoureux. C’est sa compagne qui le lui a révélé en l’encourageant à fuir avec elle.
Quand le silence est revenu entre nous, j’étais en état de choc, incapable d’articuler un mot. Il a fallu que je perçoive la honte dans ses yeux sombres pour qu’enfin je réagisse. J’ai à peine reconnu ma voix dans le grondement de rage contenu qui s’est échappée de mes lèvres : « C’est monstrueux… De vous avoir fait ça. » ai-je répondu, je crois. Je tremblais, les poings crispés, la mâchoire verrouillée pour ne pas agonir d’insulte la duchesse. Quel monstre que cette femme ! Faire ça à son propre enfant, comment peut-elle ? Agapios ne disait plus rien, il fixait droit devant lui. J’avais l’impression de contempler un fauve en cage rêvant des forêts et des jungles qu’on lui avait toujours interdit, obligé de se changer en chaton. Et pour quoi faire, en plus ? Sa mère dilapidait son héritage pour maintenir le sceau du mensonge sur toute l’existence de son fils. Et quoi ? Combien de temps pensait-elle que cela pourrait durer ? Oh je m’y connais en farce, en déception, en dissimulation de toute sorte, en illusion grotesque et en canular facétieux. Mais les meilleurs mensonges sont de ceux que l’on peut garder pour soi, de ceux que personne n’a d’intérêt à dissiper. Six personnes étaient désormais au courant, sept avec moi. Le sceau se fend, il craque et la duchesse acculée n’en est que plus venimeuse.
Je me suis à nouveau drapée dans mon sort et, après avoir assuré mon soutien à Agapios, nous nous sommes séparés. J’étais dans tous mes états, ce soir-là, je n’ai même pas pu faire mon spectacle habituel à l’auberge, ni avaler quoique ce soit. Je me suis juste enfermée dans un silence inhabituel, offrant un sourire crispé comme seule réponse à l’inquiétude de Podness. Lyvin et Brindja n’ont pas osé me demander quoique ce soit. Ils ont bien fait, je n’aurais pas été agréable avec eux. C’est Sallavïn, finalement, qui m’a sorti de mon mutisme, le lendemain.
Cette nuit-là, plus que les autres, je n’ai pas pu dormir. Levée tôt, je l’ai croisé pendant ses exercices matinaux, dans la cour de l’auberge. Il s’est interrompu et, en cherchant mon regard, il m’a demandé ce qu’il se passait. En dégainant mon sourire le plus rassurant, j’allais lui dire que tout allait bien, mais en relevant mon visage vers lui, mes yeux ont été attirés par la forme en amande des siens. Sallavïn n’a pas beaucoup de traits elfiques, c’est vrai, mais son regard est indubitablement celui d’un melessë. Qui voudrait ternir ce bleu pour le rendre plus humain ? Et puis il y a ses oreilles… Je crois que je les ai fixés un moment, assez pour qu’il s’en rende compte en tout cas. Et puis j’ai craqué.
« Elle les a coupés » ai-je dit devant un paladin interloqué « La duchesse, elle a coupé les oreilles de son fils ». C’était un murmure, un filet de voix tremblant. Je sentais mes yeux brulés par les larmes, à partir de là, je n’ai pas réussi à tenir le secret. C’était trop horrible, trop affreux.
« Quoi ? Quand ? Comm...Pourquoi ? » Sallavïn était abasourdi, paniqué, même. Quand j’y repense c’était presque drôle de le voir s’imaginer que Menodora venait littéralement de trancher les oreilles d’Agapios. Alors j’ai raconté, j’ai dit la vérité. Entre des bribes de récits plus ou moins cohérents, je demandais si elle aurait fait pareil s’il avait été à moitié elfe. Est-ce que le sang des fées est plus tolérable que celui des orcs ? Est-ce qu’elle aurait aussi taillé les oreilles d’un melessë ? Est-ce juste une question de succession ? Est-ce plus important que son fils soit empereur qu’heureux ? Il a répondu maladroitement « Les nobles n'agissent pas comme nous... Mais je ne sais pas comment réagit la mère d'un enfant ainsi conçu. On ne peut pas... Penser qu'elle est raisonnable. ». Evidemment qu’elle n’est pas raisonnable ! Est-ce que qui que ce soit mutile son enfant de façon raisonnable ? Non je ne crois pas. Même avec le cerveau rongé par le pouvoir personne ne fait ce genre de chose, personne ! Et quand bien même serait-elle horrifiée par les traits de son violeur sur ceux de son enfant, c’était il y a 15 ans, est-ce toujours une excuse pour le forcer à vivre son mensonge à elle ? Ma réflexion devait être moins polies et moins claires quand j’ai répondu à Sallavïn. Je crois que j’ai crié aussi. J’étais tellement en colère. Je le suis toujours, d’ailleurs, mais à ce moment-là, j’avais besoin de hurler toute ma frustration sur quelqu’un.
Il m’a laissé faire, calme. Je crois que son air paisible à fait monter ma rage d’un cran. Agapios, aurait pu être lui, moi. « Elle croit faire ce qui est bon pour lui. » tu parles d’une excuse. Elle fait ce qui est bon pour elle, oui ! Je lui ai jeté un regard mauvais et puis je suis partie. J’ai disparu un moment, j’ai marché dans la ville, je suis même sortie avec Kokola. Je crois que ça m’a fait du bien.
Pendant les cours suivants j’ai commencé à glisser de nouveaux documents à Agapios. Des copies de texte sur le Kaan, le Kartaçol, à propos des dialectes locaux que je ne parle pas et sur la langue des orcs, aussi. Ce ne sont pas des documents faciles à trouver, mais j’ai fait de mon mieux. Soigneusement je retranscrivais mes recherches pour lui en transmettre le plus possible. J’ai essayé de reproduire des cartes et des gravures de paysages, mais je ne suis pas très douée, alors j’ai demandé à Podness de m’aider. Au fur et à mesure j’ai fini par le mettre, lui aussi, dans la confidence. A force de recherche sur la potion, Lyvin se doutait déjà de quelque chose, de toute manière, et il aurait fini par découvrir le pot-aux-roses.
Nous avons organisé un nouveau rendez-vous secret, cette fois avec Sallavïn et la belle amoureuse d’Agapios. Il a remis au paladin une lettre à transmettre aux navires du large. Evidemment, aussi courageux soit-il, le melessë a protesté. Une telle demande le mettait dans l’embarras. Que priorisait entre un secret d’état ou sa loyauté envers son élève, et frère de sang-mêlé, mutilé pour ne pas être ce qu’on attendait de lui ? Et puis nous avions notre propre mission et elle ne nous autorisait pas à crapahuter sur les côtes cyrillanes pour jouer les entremetteurs dans des causes perdues. A contre-cœur, j’ai convaincu Agapios que ce n’était pas une bonne idée. En dehors du fait que son géniteur était un orc, guerrier du Kartaçol, nous n’avions aucune idée de qui il pouvait bien être, ni même s’il était en vie, encore moins de ce qu’il ferait en sachant qu’il avait un fils merosi et cyrillan. Et puis enquêter sur le viol caché de la duchesse de Cërrik… Nous avons tout de même gardé sa lettre, au cas où. Après tout nous pouvions plus aisément tomber sur un miracle que lui, piégé dans son château.
Quant à notre mission, elle n’avançait pas. J’avais beau sentir la présence de Timotheos entre les murs, personne n’a réussi à le trouver, ni même à débusquer le moindre indice. Podness a commencé à s’intéresser de plus en plus à mes voix. Comme un écho à mes inquiétudes, il se demande si, peut-être, celles-ci pourraient être manipulées. Au début, j’ai refusé son hypothèse, obstinément. Puis, doucement, j’ai accepté de m’m’en soucier avec lui. Il sait se montrer étonnamment convaincant et puis j’ai confiance, il ne me fera pas de mal. Il a proposé quelques désenchantements, sans effet, puis il a inclus Lyvin dans notre travail. J’ai accepté à la condition que l’elenion n’utilise aucune magie sur moi, aucune potion, rien. C’est déjà bien assez humiliant d’être l’objet d’étude d’un elfe suspicieux et, pour le moment, ses recherches ne mènent à rien non plus.
Il y a trois jours, j’ai eu de nouveau cette sensation horrible. Cet arrachement atroce, comme au matin du jour où nous avons quitté Antikyra. J’ai su que Timotheos était parti. Comme nous ne trouvions rien, de toute manière, il n’a pas été difficile de convaincre tout le monde de la nécessité de quitter Driskos. Brindja a envoyé un long rapport à Irène, j’ai supplié de ne pas y dévoiler les secrets d’Agapios. C’est à lui et à lui seul de décider ce qu’il veut faire de sa vie et de son identité. La duchesse d’Antikyra n’a pas à y fourrer son nez, fusse-t-il bienveillant. Ce dont je ne peux que douter.
Nous avons fait nos adieux à l’aubergiste et aux artistes qui peuplent son établissement. Dans ces moments troublés, l’auberge a été une bénédiction pour moi, un phare dans la nuit. Le lieu me rappelle Mornorin et la maison. Nous avons aussi remis notre « démission » à la famille ducale, et dit au revoir à Agapios et à son amoureuse. Pendant nos derniers cours, je lui ai transmis une partition de ma composition. Le chant raconte l’histoire d’un tigre que l’on oblige à vivre comme un chat de salon, et qui tombe amoureux d’une chatte à l’allure de tigresse. J’espère qu’il lui plaira, il n’est toujours pas un très bon chanteur, mais bon…
Nous sommes partis ce matin, tôt, en direction du sud-est, vers Pangaïon et, vraisemblablement pour se rendre à Pëllumbas, la demeure des Bramantombe. Nouvel appel de mes voix, « viens, rejoins-moi », nouveau duché, nouvelle ville, nouvelle famille ducale et ses secrets. Si j’avais la certitude du bien-fondé de mes intuitions, celle-ci vacille désormais. Qui gagnerait à nous tirer de ville en ville ainsi. ? Irène ? A-t-elle seulement ce genre de pouvoir sur moi, même d’aussi loin ? Si c’est le cas, c’est terrifiant, mais peut-être moins encore que la possibilité d’être manipulée par une entité plus obscure encore. J’ai peur, je suis terrorisée, en fait. Podness essaye d’être rassurant, mais ses mots ne m’atteignent plus. Je crois que je vais laisser Lyvin tenter ses méthodes, je n’ai rien à perdre et… Il ne m’a jamais fait de mal, il est professionnel et consciencieux, quitte à être manipuler, je préfère autant que ce soit lui que… Quoique ce soit d’autre. Il faudra que je mène d’autres recherches à Pëllumbas, j’ai besoin de savoir.
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