Kayla Fal'San'In
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J’aurais voulu que ma première rencontre avec des orcs soient différentes. Particulièrement après avoir lu tous ces textes sur le Kaan et les peuples de la horde, pour Agapios. Je n’imaginais pas me glisser sur un navire pour libérer des esclaves, quitte à… Malmener quelques geôliers. Sur le moment je n’y pensais même pas, je ne pensais plus du tout, je crois. Depuis l’interrogatoire du jeune orc sur la plage, j’étais furieuse. Nous l’étions tous, à différents degrés. Il ne nous a pas fallu longtemps avant de décider d’intervenir et à peine plus pour savoir comment. L’action en elle-même m’a parue courte, grisante et terrifiante à la fois. Les détails sont flous, brouillés, je me souviens surtout du retour à la plage, haletante, mouillée, tremblante d’excitation et d’effroi.
Nous avions enfin retrouvé Frantziska, l’amie de la peintre, et le fils Zacharios également. Si les deux premières nous ont quitté peu de temps après, pour poursuivre leur route, le dernier a choisi de rester avec notre petit groupe. Après ce qu’il avait vécu, difficile de lui demander de rentrer seul chez lui. Le récit de ses mésaventures nous a convaincu de ne pas nous limiter à la libération des prisonniers du bateau et de fouiller aussi la villa du duc de Pangaïon. Si je m’étais opposée à ce que Brindja informe la duchesse des problèmes des Brademaux-Refais, j’étais désormais tout à fait disposée à récolter autant de preuves qu’il le fallait pour dénoncer le responsable des méfaits dont nous avions été les témoins.
Cette fois, il fallut faire preuve de discrétion. La demeure ducale était bien mieux gardée que le bateau des esclavagistes et nous avions bien plus à perdre à nous faire remarquer. La nuit fut la couverture de notre petite équipée. Gnomes et elfes ont en commun une vision nocturne parfaitement efficace sous la lune. Certains d’entre nous étaient plus discrets que d’autres, mais le sort d’invisibilité nous a permis de progresser, découvrir et libérer les jeunes esclaves offertes au monstre qui portait le titre de duc.
Ce fut difficile d’en rester là. Une victoire amère, donc, que je vécus d’autant plus mal que, très rapidement après nos découvertes, mes voix me rappelèrent à mes devoirs. Leurs cris tiraient désormais droit vers le Sud-Ouest, au-delà de la capitale de l’empire. Je dois avouer que je me sens de plus en plus épuisée. J’essaye de ne pas le montrer, mais mentalement et physiquement, j’ai la sensation de ne plus être capable de suivre le rythme de cette chasse aux chimères. Personne dans le groupe ne songe vraiment à arrêter là, même si j’imagine que nous avons tous nos doutes. Timotheos n’a toujours pas été retrouvé et tant que cette piste nous guide quelque part, nous avons le devoir de la suivre, j’imagine.
Je ne tiens pas à en faire part à mes compagnons, mais, moi aussi, je crains de plus en plus de les guider dans une impasse. Les recherches de Lyvin et Podness ne mènent à rien. Ils doivent tous me prendre pour une folle, maintenant, et j’ai si peur de l’être. J’essaye de cacher mes incertitudes, mais je suis si fatiguée…
J’ai envoyé une lettre à ma famille aujourd’hui. Je crains d’avoir peut-être commis une erreur en venant en Cyrillane.
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Malgré les indications de mes voix, le groupe a décidé de passer par la capitale : Lymnypogeïa. Je n’étais pas convaincue par l’idée. J’ai la sensation que plus loin je me tiendrai de ce qui m’appelle, plus les cauchemars m’empêcheront de trouver le repos, et j’ai vraiment besoin de dormir, juste un peu. Mais je manquais d’argument et il est vrai que, même si Timotheos ne se trouve pas là-bas, c’est certainement le lieu où il nous faut aller pour poursuivre nos recherches et nous renseigner sur les jeux politiques en Cyrillane. Ce ne serait pas sage de négliger d’autres pistes.
J’ai laissé les sujets politiques aux autres et je me suis concentrée sur l’étude du Radichan. Ce n’est pas aussi efficace, pour faire taire les voix, que de leur obéir, mais quand je me concentre sur cette langue ancienne je me sens un peu plus calme. Aucun autre sujet n’a cet effet-là, même la musique ne m’apaise plus autant.
Bien-sûr, les manuscrits les plus anciens, et donc les plus intéressant, à ce stade de mes recherches, ne se trouvaient pas dans les rayonnages accessibles au public. Heureusement avec du temps, de la patience, un peu de pugnacité, un soupçon de charme et une longue présentation des divers notes et documents réunis à propos de cette civilisation ont fini par avoir raison de la prudence des bibliothécaires. Il faut dire que j’ai amplement profité du voyage, et de l’expertise de mes compagnons les plus érudits, pour relever, étudier et analyser les ruines radichan sur notre route. Mes recherches sont désormais assez conséquentes pour impressionner les plus férus de civilisations anciennes, et très joliment illustrées par le talent de Podness.
Et comme ces efforts ont payé ! Venir à la capitale était vraiment la meilleure idée possible ! Je n’ai jamais appris plus vite qu’entre ces rayonnages précieux. Tout semble prendre sens, désormais, jusqu’au symbole de bois autour de notre cou. Certains ont eu l’air dubitatif, mais je suis formelle. Mes voix ont un lien avec Timotheos et sa famille. Ce n’est pas un hasard si j’ai été amenée ici. Je suis sur quelque chose. Je le sais, je le sens.
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La suite des notes est rédigée dans un mélange de radichan et d’elfique sur plusieurs pages. Les notes semblent s’interrompre un moment avant de reprendre dans un elfique moins habile, un peu tremblant.
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Les voix résonnent toujours dans ma tête, néanmoins, je veux profiter de ce que je crois être un moment de clarté pour écrire. Ce que je dirais dans ces pages sera désormais relu par les yeux indiscrets de mes geôliers, amis, surveillants, alliés, accompagnateurs, tortionnaires… Peu importe ce qu’ils s’imaginent être pour moi et moi pour eux, cela ne change rien au fait qu’ils m’ont trainé sur les routes, attachée et bâillonnée, et maintenant sur un bateau. Ils m’ont expliqué leurs raisons, plus de fois que je ne peux compter. Elles ne changent rien à mes yeux. Je les entends quand ils me disent qu’ils font ça pour mon bien. Ça a toujours été « pour mon bien », de toute façon, n’est-ce pas ? Parfois je les comprends et accepter devient plus facile. La plupart du temps c’est comme avoir une délicieuse friandise dans la bouche et qu’on m’assure devoir la recracher, parce qu’il s’agit d’un poison. Mais j’ai toujours ce gout suave sur les lèvres, peu importe ce que j’en fais.
Je me souviens de tout ce qu’il s’est passé, mais tout semble lointain. C’est comme si j’avais assisté à chaque évènement en pure spectatrice, hors de scène, dans les coulisses. La personne qui agissait sous mes yeux avait mes compétences, mon caractère, plus ou moins, mais une seule obsession dont je n’ai pas le droit de parler si je veux conserver le privilège d’avoir les mains libres et le droit d’écrire. Je sais que j’ai essayé de les convaincre, à la fois du bien fondé de mes ambitions et de ma rationalité. Ça a marché, dans un premier temps et puis de moins en moins. A partir du moment où j’ai compris d’où venait le médaillon et que c’était lui qui m’appelait, et pas Timotheos, il a été plus difficile de les convaincre. C’était « juste » une idée brillante de notre employeuse, dans son plan pour protéger son fils. Quelle ensorceleuse elle fait ; incapable de voir pareil objet magique juste sous son nez !
Je me souviens de tout ce que j’ai dit, de ce que j’ai fait. Des monstres à proximité de Karkavec, du temple où nous avons retrouvé Arman, de ce qu’il a fini par nous cracher à la figure, lorsqu’il a été confronté à notre enquête. Je me souviens du départ précipité de Brindja, de la course pour retrouver Boréas. Je me souviens que j’aurais dû me sentir trahie, mais qu’à partir de là, il n’y en avait plus que pour le collier. Je me souviens de la joie et de l’ivresse dont je ne devrais pas trop parler, si je veux pourvoir continuer à écrire. Et je me souviens des cordes, du gout du bâillon, des mains enserrant mes membres. Je me souviens de la douleur des chevauchées entravées, ballotées comme un vulgaire sac. Je me souviens du temps long, à peine troublée par le plaisir de porter mon joyau. Je me souviens de la frustration, de la colère, de l’injustice, de la joie devant le visage de Mercoeur, si tôt remplacé par la même pensée : le médaillon, toujours. Je me souviens des phrases en radichan, scandées en boucle au fond de mon crâne, jusque devant la duchesse. Je me souviens de chacun des mots d’Irène et du peu de sens qu’ils avaient désormais pour moi. Seul comptait le collier et libérer enfin ce qu’il contenait.
Dans ma tête, les images, les bruits, les mots et les sensations sont impeccablement rangés, dans un enclos de déraison à peine ouvert, maintenant que les rivages cyrillans sont loins. Podness est parti je ne sais où, avec le médaillon. Je le sens qui s’éloigne. Je le sens et chaque bourrasque qui m’écarte de lui est un poignard en plein cœur. Mes nuits sont blanches et mes jours sombres. Je suis surveillée constamment par Sallavïn, Lyvin ou Mercoeur. Je ne leur parle pas, les deux premiers n’essayent pas vraiment de discuter, contrairement au troisième, mais ça ne change rien. Je n’ai pas la tête à être magnanime, ni compréhensive. A vrai dire je suis plutôt d’humeur à exploser. J’ai mal. J’ai peur. On me ramène d’où je viens, enchaînée et silencieuse, de la pire façon qui soit. Et ils ont l’air étonné quand je tente de me jeter par-dessus bord ? Je n’ai pas envie d’être ici, je ne veux pas être là-bas. Il y avait d’autres moyens. Je suis sûre qu’il y avait d’autres moyens…
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Les quais de Varnaïrello font remonter en moi de vieux et pénibles souvenirs. La capitale des elenions demeure inchangée, malgré l’année écoulée, belle dans l’agitation cosmopolite du seul lieu d’Ellerìna qui accueille autre chose que des elfes. Sur le bois clair du ponton Elandor nous attendait. Je ne l’ai pas regardé, à vrai dire je me suis retractée derrière les plus grands de nos compagnons. L’un d’entre eux m’a rattrapé, je ne sais pas lequel. Qui que ce soit il a dû craindre que je saute à l’eau pour fuir la confrontation. Je ne peux pas dire que je n’y ai pas pensé.
Elandor n’a pas changé, une année passe sur un elfe est comme une semaine pour un humain et mon grand-père est assez vieux pour avoir l’impression que je ne suis partie qu’un mois. Je n’ai pas la même perception du temps que lui et, moi, j’ai changé. Il a invité Sallavïn et Mercoeur à déposer leurs bagages à l’auberge de Mornorin et, à Lyvin, de le suivre jusqu’au temple de Flore, avec moi.
Dès que j’ai pu, j’ai mordu la main de l’érudit et j’ai sauté à l’eau. Mais je nage moins bien que Sallavïn. Dommage.
Après cette tentative pathétique de fuite, je n’avais aucune chance de convaincre Elandor de quoique ce soit, et encore moins de ne pas m’amener auprès de ma mère. J’étais terrifiée, je le suis encore. Quand nous avons passé les portes de la première cour, je tremblais comme une feuille. Le temple était calme, paisible, personne pour nous accueillir. Elandor a traversé les coursives en me tenant par la main, Lyvin juste derrière. Je regardais mes pieds, les lèvres pincées dans le silence, jusqu’à ce qu’il me fasse passer devant lui, doucement.
Dans les jardins, penchée sur un bosquet de physalis, ma mère se redressait doucement. Inchangée, fatiguée, inquiète, identique à la femme que j’avais quitté. Chaleureusement, elle a salué et remercié Lyvin. Elle ne m’a pas regardé. Ses yeux ont évité les miens jusqu’à ce qu’elle me laisse dans ma chambre.
Ce soir, je suis seule avec ma plume et mon carnet. J’ai peur et je me sens abandonnée. Peut-être au moins qu’on arrêtera de lire ce que j’écris, mais je n’y compte pas.
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Sallavïn et Mercoeur sont passés au temple. Ma mère les a invités à raconter toute l’histoire et ma « situation ». L’inquiétude ride son front comme jamais. Elandor a l’air contrarié. Il ne semble pas apprécier ces trois jeunes hommes. Peut-être parce qu’ils ont saucissonné sa petite-fille pendant des mois. En tout cas, il le fait savoir à sa manière. Sa langue claque et fouette l’air, ses répliques sont toujours aimables, parfaitement polies, mais cinglantes, froides et venimeuses. Malgré le peu d’enthousiasme de l’elfe le plus âgé, il a été convenu que les trois garçons resteraient jusqu’à ce que Podness réussisse à faire quelque chose du médaillon. Ma mère les a tous invité à rester au temple, marquant une hésitation pour Mercoeur, le seul du groupe à ne pas manifester une trace d’héritage féérique. Elle ne m’a pas demandé si, par hasard, l’idée de cohabiter avec les hommes qui m’ont bâillonné pendant des semaines me posaient problèmes.
Le temple est grand, je peux les éviter tant que l’un d’eux ne me surveille pas, mais quand ce n’est pas eux, c’est ma mère. Je respire à peine quand vient enfin le tour de garde d’Elandor. Parfois je peux passer à l’écurie, sous bonne surveillance. Les chevaux cyrillans nous ont suivi sur le bateau et la présence de Kokola m’apaise, parfois. D’autres fois j’ai la nausée en me rappelant le voyage, ligotée sur son dos. Ma tête me fait mal, la tranquillité du temple rend l’écho des voix encore plus assourdissant. Je ne dors pas, je sombre dans l’inconscience, jusqu’à ce que la douleur me réveille. Ecrire me calme un peu, mais quand je n’ai plus l’énergie pour, les douleurs reprennent de plus bel.
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Depuis que je vis au temple, nous recevons quelques lettres de Podness. Ses mots me rendent à la fois triste, honteuse et en colère, mais aussi soulagée. Je suis heureuse qu’il ne soit pas là pour voir ce que je deviens, mais j’enrage de savoir ce qu’il fait au Monastère Azur. Ce n’est pas une colère que je contrôle, mais dès que j’y pense, je préfère m’enfermer dans ma chambre un moment, pour ne pas davantage trahir tout ce qui me passe par la tête.
Aujourd’hui, en revanche, c’est une autre lettre qui vient perturber ma « convalescence ». Elle a été envoyée depuis le duché d’Antykira, un changement assez intéressant pour piquer mon intérêt. En dehors des politesses d’usage la missive renferme deux informations importantes. Les professeurs et Brindja ont enfin démasqué les assassins. Deux fratricides, en réalité, l’un par jalousie et l’autre par accident. Deux cadets tuant leurs aînés. Pour ce qui est de Damianos, le frère d’Andreas, son amour pour Irène et l’envie qu’il éprouvait pour le duc est un motif d’une banalité sans nom. Irène doit mal le vivre, mais certainement pas autant que de savoir que son propre enfant a tué son héritier.
Cette deuxième nouvelle m’a heurtée plus que je ne le pensais. J’ai même pris la lettre dans mes mains et j’ai relu le message plusieurs fois pour être sûre d’avoir bien compris. Puis je suis restée un moment, seule, dans ma chambre. Je me sens idiote et inutile. J’en veux terriblement à la duchesse pour nous avoir fait crapahuter à la recherche d’assassins qu’elle abritait chez elle, alors que son fils avait besoin d’aide. Alors que Timotheos avait besoin de pardon et d’oubli. Le souvenir flou de sa joie en revoyant Sallavïn et de la peur dans ses yeux en me voyant, moi, est un pieu amer dans mon cœur.
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Cette nuit les cauchemars sont plus vifs que jamais. Depuis 20 minutes je fais les 100 pas dans ma chambre pour chasseur l’angoisse. Je tremble, j’ai froid et mes vêtements de nuit sont trempés de sueur, mais je refuse de me rendormir. C’est comme si mon lit était en feu, je ne peux pas y rester plus d’une seconde. Alors j’ai marché, les doigts serrés contre mon cœur, jusqu’à ce qu’un épais silence tombe. Un silence soudain et profond, comme je n’en avais jamais entendu avant. Doucement, le vent dans les branches du magnolia a fait vibrer mes oreilles et puis, lointain, les bruits nocturnes de Varnaïrello. Je me suis assise à mon bureau et j’ai attendu, longtemps, assez longtemps pour perdre conscience, allongée sur la table.
Ma mère m’a réveillé au matin. Aucun souvenir du sommeil, à part une sensation de repos. Pas un cauchemar, après l’intense moment d’angoisse dans la nuit. Je n’ai rien dit de spécial. Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais je me sens bien et, en même temps, épouvantablement seule.
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La nouvelle est arrivée ce matin : la directrice de l’école de Podness a réussi a brisé le sort du médaillon, il y a quelques jours. D’où mes nuits enfin complètes et le silence assourdissant qui règne désormais dans mon crâne. J’ai dû répondre aux questions inquiètes et pressantes de tout le monde. C’était épuisant. D’autant plus parce qu’ils semblent tous beaucoup plus heureux et soulagés que je ne le suis. A vrai dire, je me sens juste amère. Le vide dans ma tête s’encombre peu à peu de regrets et de rancœur. En effet, je n’étais pas folle. Juste possédée par le sorcier qui s'était emparé de l'esprit de mon père et peut-être de toute notre famille encore avant. Mes pensées, mes intuitions, tout m’était soufflé par un être fourbe et maléfique, enfermé par un médaillon de bronze.
Parce que cette menace n’est plus, je devrais me sentir mieux ? Oublier les années à questionner ma santé mentale ? A supporter les regards lourds de jugements ? Les mois de délires, de chaines et de baillons ? La surveillance constante, l’absence totale d’intimité ? Je devrais les remercier, peut-être ? Je ne veux rien de tout ça. Je veux qu’on me rende la vie que je n’ai jamais eu. Au moins, maintenant, ils n’ont vraiment plus de raison de lire ces pages.
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Sallavïn, Lyvin et Mercoeur sont partis, un à un. Apparemment certains m’ont laissé des choses, mais je ne veux rien d’eux. Je suis rentrée à la maison d’Elandor, à l’extérieur de Varnaïrello. Maintenant que la menace du sorcier n’est plus, j’ai le droit de retrouver un peu de paix et une solitude enfin appréciable. Je peux me balader plus loin dans la forêt, sur le dos de Kokola. Je peux retrouver la musique, ma lyre et le chant. Je me sens mieux.
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Cinq brouillons de lettre se suivent ensuite, trois sont en elfique, une en cyrillan et la dernière en cyfand.
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La première personne à qui Kayla choisit d’écrire, ce fut Podness. De toutes les réponses qu’elle devait, c’était, de très loin, la plus facile à écrire. Le gnome ne lui avait pas fait physiquement mal, d’une part. Peut-être parce qu’il ne pouvait pas, certes, mais la melessë voulait croire que c’était surtout qu’il ne voulait pas s’y résoudre. D’autre part, il avait trouvé une façon bien plus efficace et directe pour l’aider. Si elle allait mieux, c’était à lui qu’elle le devait, indubitablement, et elle était impatiente de correspondre avec lui. C’est donc avec enthousiasme qu’elle trempa une plume dans l’encre et commença à tirer ses lettres elfiques.
Cher Podness,
Pardonne-moi pour ce long silence, ma convalescence a été plus longue que prévue. Si j’ai aujourd’hui la force de t’écrire, c’est entièrement grâce à toi. Tu as toute ma gratitude et plus encore. J’espère que nos chemins se croiseront à nouveau, en Ellerìna ou ailleurs. J’avoue que j’adorerais te montrer Varnaïrello et le temple de Flore, tu adorerais l’endroit.
Mon très cher ami, je prie pour que tu puisses bientôt lire cette missive. Maintenant que je vais mieux, je vais retourner en Cyrillane. Mon ascendance recèle encore des secrets que je veux découvrir et je crois que j’ai des excuses à faire en personne. Je t’enverrai une nouvelle lettre dès que j’aurai trouvé un lieu où tu pourras adresser les tiennes, si tu as le cœur à correspondre avec moi. J’avoue sans mal que cela me ferait très plaisir !
En espérant que nous puissions nous revoir bientôt,
Ton amie dévouée,
Kayla Fal’San’In
Lyvin, ensuite ; c’était une autre affaire. Elle ne pouvait pas dire qu’ils avaient été proche, même avant qu’elle perde le contrôle. D’ailleurs, elle ne comprenait pas vraiment pourquoi il avait suivi Sallavïn et Mercoeur à Varnaïrello. Était-ce une excuse pour se rendre en Ellerìna ? Il avait bien profité de son séjour pour bavarder plantes et remèdes avec sa mère et les prêtres du temple de Flore. Mais non, il aurait pu venir sans s’encombrer d’autant de problème. De toute façon elle ne l’avait jamais compris, ce grand escogriffe, et ça n’avait pas trop d’importance, il avait été là pour l’aider… Et pour l’étudier et pour l’attacher, aussi… Et pour la bâillonner. C’était difficile à oublier et difficile de ne pas lui en vouloir, à peine moins difficile de ne pas laisser la rancœur transparaître dans les mots d’elfiques qu’elle traçait sur le papier. Elle pouvait ne plus vouloir le revoir, mais elle ne pouvait pas ne pas s’excuser pour ce qu’elle avait fait. La folie n’était pas une excuse pour faire comme si elle n’avait jamais mal agi avec Lyvin.
Cher Lyvin Veronis,
J’espère que vous êtes bien rentré à la Cité Franche et que les récentes aventures en Cyrillane, ainsi que l’escale à Ellerìna ont su profiter à vos recherches. Ma mère m’a demandé de joindre à ma lettre un bouquet d’herbes séchées de sa dernière récolte, au temple. Je ne comprends toujours pas ce qui vous a poussé à m’aider comme vous l’avez fait et à traverser les océans pour cela, néanmoins vous avez été là au moment où j’en avais besoin et je sais que je me suis montrée peu réceptive à vos efforts. Je le regrette, à présent, et m’en excuse sincèrement. Je vous souhaite le meilleur pour la suite de votre travail.
En espérant que vous reviendrez un jour en Ellerìna,
Amicalement,
Kayla Fal’San’In
Puis ce fut au tour de Sallavïn. Un gros soupir s’échappa de ses lèvres quand elle tourna une page pour commencer à écrire. Elle n’avait vraiment pas envie de contacter le paladin. Déjà, ses vœux d’errance allaient le rendre particulièrement difficile à localiser. Ensuite, de toutes les personnes à qui elle devait des nouvelles, c’était à lui qu’elle en voulait le plus. Elle savait très bien pourquoi il l’avait raccompagnée chez elle et ce n’était pas pour ses beaux yeux, ni par attachement pour sa personne. Il voulait juste agir en accord avec lui-même et son code moral. C’était noble, sans doute, mais ce n’était pas un baume efficace pour oublier les cordes à ses poignets et chevilles, ou le gout du bâillon contre sa langue. Au cœur de ses délires, elle n’avait pas vraiment la tête à réfléchir à la façon dont il la voyait, mais en pleine possession de ses moyens, elle reconnaissait désormais qu’il lui aurait fait plus de mal encore, s’il avait pensé que c’était nécessaire. Il l’aurait fait sans plaisir, certes, mais cela n’aidait pas à lui pardonner. D'autant plus que, contrairement à Lyvin, elle avait eu des attentes pour le paladin. Le vague espoir de trouver quelqu'un qui lui ressemblait, peut-être ? Un autre être à mi-chemin entre deux espèces, deux cultures, à la fois profondément différent et semblable à ce qu'elle était, solidaire avec ce qu'elle vivait. Une préconception naïve, elle devait le reconnaître aujourd'hui, mais qui piquait doulour son ego néanmoins. Elle soupira lourdement, raidit ses épaules et laissa l’encre tracer ses premiers mots.
Cher Sallavïn Tamrel,
J’écris cette lettre en sachant qu’elle mettra du temps à vous trouver. Vos vœux de chevalier vous rendent assez difficile à localiser, néanmoins je ne perds pas espoir. De même, je me doute bien que c’est votre parole envers les dieux qui vous a poussé à m’aider. Savoir qu’un paladin était à mes côtés, tout au long de nos voyages a été d’un grand réconfort pour ma mère et sa gratitude envers vous semble éternelle. Quant à moi, je dois admettre que j’aurais préféré ne jamais dépendre de vos pieuses promesses. Ce n’était pas l’expérience que j’espérais avoir, mais je dois malgré tout vous remercier de votre diligence et d’avoir fait en sorte que mon état ne blesse personne d’autre que moi.
Puissent les dieux protéger votre voyage,
Amicalement,
Kayla Fal’San’In
Les trois lettres en elfique étaient finies, elle passait désormais au cyrillan. Comme cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu l’occasion de le parler, encore moins de l’écrire ! Un frisson enthousiaste secoua sa silhouette. C’était si étrange de retrouver cette langue après l’avoir parlé si souvent, pendant son voyage. Le fait qu’elle adresse sa prochaine missive à Timotheos accentuait encore son sourire. Un interlocuteur appréciable, après les deux derniers. Elle espérait tant le revoir ou même juste de correspondre avec lui. Le spectacle qu’elle avait donné, la dernière fois qu’ils s’étaient vus n’était pas vraiment en sa faveur, et le jeune garçon était empereur désormais… Pourvu qu’il aille bien, c’était tout ce qui comptait, si c’était le cas, alors il pouvait bien ne plus lui adresser la parole, elle serait tout de mêeme soulagée.
Cher Timotheos,
Après de long moi en Ellerìna, je suis heureuse d’annoncer que je suis enfin remise sur pied, à la fois physiquement et mentalement. Au moment où j’écris cette lettre je prépare un nouveau voyage pour la Cyrillane. Je prévois une première escale à Driskos, avant de vous rejoindre à la capitale. Notre dernière entrevue n’était pas celle que je désirais et j’ai à cœur de rattraper ce que les intrigues et les médaillons maudits m’ont fait perdre. J’espère au moins pouvoir m’excuser en personne du triste spectacle que je t’ai offert, il y a quelques mois. Ce n’est pas une vision à offrir à un empereur, n’est-ce pas ?
Puisse cette lettre me précéder de peu,
Ton ancien professeur,
Kayla Fal’San’In
Elfique, cyrillan et maintenant cyfand ; elle n’avait pas choisi la langue qu’elle avait le plus récemment pratiquée pour écrire une chanson et elle n’avait plus rien composé depuis… Eh bien depuis qu’elle avait perdu la raison et le gout de le faire. Des mois, donc. Elle plaqua ses mains sur son visage. Etait-ce vraiment une bonne idée de s’adresser à lui ainsi ? N’était-ce pas terriblement niais ? Et s’il pensait que c’était juste mauvais ? S’il se moquait d’elle avec son ami de la Cité Franche ? Non… Il n’était pas comme ça, n’est-ce pas ? Et puis, il lui avait laissé un moyen de le contacter, c’était bien que… Un couinement plaintif s’échappa de ses mains. Kayla s’ébroua et posa une mine tremblante sur la feuille. Elle voulait que sa première composition soit pour lui, tant pis si c’était affreux !
Cher Mercoeur,
Trop de saisons ont filé et les mois passent,
C’est le cœur lourd que j’écris, de guerre lasse
Ces mots courts que j’aurais dû te dire en face.
Tu étais là, et je n’ai pas su voir à temps
A quel point tu pourrais me manquer maintenant,
Je paie aujourd’hui le regret de ces moments
Je ne sais pas si je peux déjà te revoir.
Le moment me semble encore mal choisi,
Beaucoup d’affaires demandent à être finies.
Peux-tu m’attendre, ou est-ce déjà trop tard ?
Je ne demande rien de plus que ton pardon.
J’accepterai que je ne puisse l’obtenir,
Ton temps n’a pas à se plier à mes désirs,
Mais j’attendrai ta réponse à chaque saison.
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Dans un bruit mou et un froissement de drap, elle se laissa tomber dans le lit, un mélange d’excitation, de bonheur intense et d’appréhension étreignait son cœur. Quelques jours auparavant, elle avait retraversé l’océan pour revenir en Cyrillane. Puis, sur le dos de Kokola, elle avait traversé le pays en suivant un groupe de marchand qui remontaient vers le Nord, jusqu’à Driskos, où elle était passée voir Agapios. Elle avait obtenu une discrète conversation avec le jeune merosi, soucieuse à la fois de son bien-être et de l’évolution des intrigues qui l’impliquaient, maintenant qu’Irène était au courant de son secret. Fort heureusement, il allait bien et la duchesse d’Antikyra semblait tenir sa parole, pour le moment.
Une fois sa visite accomplie, elle avait poursuivi son chemin jusqu’à Limnypogeïa où elle avait demandé une entrevue avec la duchesse et son fils, le tout jeune empereur. Ce fut un soulagement de voyager à nouveau en ces terres, de son plein gré, sans entrave ni bâillon, mais c’était également une expérience profondément angoissante. Des images douloureuses lui revenaient en mémoire. Le médaillon n’avait pas altéré ses souvenirs le moins du monde et elle se rappelait impeccablement de chaque phrase, de chaque regard inquiet ou effrayé, dont celui de Timotheos lui-même.
Elle avait rejoint l'empereur et sa mère en faisant de son mieux pour ne pas encombrer son esprit d'inquiétudes et de questions superflues. Elle savait que si on se souvenait d’elle, ce n'était pas forcément en bien. Que penser d’une femme délirante, ficelée sur un cheval, de toute façon ? Une fois dans la cour intérieure, son cœur s’était serré. Elle avait pensé faire demi-tour sans voir son ancien élève, inquiète à l’idée de lui faire face à nouveau. La première fois qu’elle avait attendu la noblesse cyrillane… C’était il y a presque deux ans, elle avait fait connaissance avec Podness, Sallavïn, Lillya et Mercoeur, en se présentant en chanson. Comme pour rappeler à sa mémoire une époque un peu plus simple, elle laissa ses doigts recomposer la musique improvisée ce jour-là, fredonnant les notes en attendant les nouveaux maîtres des lieux.
Et qu’elle ne fut pas sa surprise de voir un Timotheos sincèrement ravi de la revoir… Et quelques centimètres plus grands que ce dont elle se rappelait. Est-ce qu’il la dépassait déjà ? La duchesse se montra moins chaleureuse, polie, mais méfiante. Elle avait beaucoup de questions pour la melessë, le genre qui mettait mal à l’aise la barde.
Rejouant leur toute première discussion, Kayla répondit ; tordant la bouche quand une question la dérangeait, parlant un peu plus que nécessaire à chaque fois. La melessë expliqua la raison de sa présence ici : ses recherches, sa maitrise du radichan, les échanges avec Podness et les discussions avec sa mère lui avaient appris plusieurs choses. Le médaillon était la clé qui tenait enfermer un ancien sorcier, emprisonné par des dieux il y a bien longtemps, scellé dans une petite dimension par un objet anodin pour tout le monde… Sauf pour les descendants du dit sorcier. Privés de magie pendant des siècles, son père avait peut-être réussi à affaiblir suffisamment le sceau pour que sa fille s’éveille à la magie et poursuive l’œuvre paternelle.
Depuis que Podness avait définitivement réglé son compte au sorcier, avec l’aide de sa directrice, elle n’entendait plus de voix, ne sentait plus d’attrait particulier pour la Cyrillane ou quoique ce soit d’autre. Si elle était revenue c’était par curiosité, vérifier ses hypothèses et, surtout, pour s’excuser des soucis qu’elle avait créé aux Bracque-Croiset, sans le vouloir, et à Timotheos, surtout. Elle n’avait, à aucun moment, voulu lui faire peur et encore moins lui faire du mal. Elle assura que le médaillon comptait pour peu de chose, dans son attachement pour le garçon et que, si jamais il avait besoin d’elle, elle répondrait à son appel.
Après un regard suppliant vers sa mère, le jeune empereur sourit et lui demanda si elle voulait poursuivre son apprentissage en redevenant sa préceptrice. Elle accepta, la voix tremblante d’émotion, même sous le regard encore méfiant d’Irène. Elle ne pardonnait pas tout à fait à la duchesse d’avoir joué de façon si irresponsable avec sa santé mentale, même sans le vouloir, mais si elle pouvait reprendre là où tout s’était arrêté, elle pourrait supporter la méfiance d’une mère et le jugement de ses serviteurs, y compris, probablement, celui de Brindja.
Le soir tombé, seule dans sa nouvelle chambre au palais, elle fixait le plafond, le cœur battant. Elle allait pouvoir reprendre là où tout c’était arrêté, profiter d’une nouvelle chance. Elle avait hâte.
Délicatement, elle sortit de son sac les fiches de langue qu’elle avait faites pour Sallavïn et Lyvin, durant leur voyage, puis elle y déposa un petit oiseau de bois, pour les maintenir en place. Elle observa une dernière fois la chambre autour d’elle, puis souffla la bougie à son chevet. Demain, elle commençait son travail.
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