Eldrin Valen
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Eldrin exulta intérieurement en voyant son père perdre son calme mais s'efforça de ne rien laisser transparaître.
Seule la mention des couloirs de la bibliothèque lui provoquant un bref tic nerveux à l'oeil.
Les derniers mots de son père ne laissaient aucun doute quand à la fin de cette conversation et il savait pertinemment qu'il serait inutile d'en rajouter. Il se leva alors et salua d'une courbette.
- Je vous remercie pour cette opportunité, je ne manquerai pas d'en tirer la meilleure expérience possible.
Puis il tourna les talons et se dirigea vers la porte. Une fois cette dernière ouverte il se retourna une dernière fois.
- Et je ferais en sorte de mener à bien ma mission et de faire honneur au nom des Valen.
Il referma la porte et prit la direction des cuisines, où il demanda, d’un ton ferme et précis, qu’on prépare des rations pour son voyage. Ses instructions ne souffraient aucune hésitation, sa voix portant ce mélange d’autorité et de hâte qui caractérise ceux pour qui chaque minute est précieuse.
Puis avant de retourner à sa chambre afin de préparer ses affaires il alla trouver le majordome de la maison.
- Vous êtes certainement au courant que je doive prendre la route dès aujourd'hui pour une mission qui m'a été confiée par mon père, vous voudriez bien vous assurer que les cheveaux soient prêt comme il l'a demandé et en faire préparer un de plus car nous serons trois.
Il réfléchit un instant.
- Miss Cassiopée Talitha et une autre personne devraient bientôt arriver, vous voudrez bien les installer au petit salon et me faire prévenir dès qu'elles seront là. Merci par avance.
Puis juste avant de prendre congé, il ajouta.
- Je n'ai pas eu le temps d'en parler à mon père car il est très occupé mais il serait bien que je puisse disposer d'une certaine somme d'argent pour le voyage et les faux frais. Vous serez également très gentil de vous en occuper.
Il avait bien insisté sur le fait que son père était occupé à dessein et avant même que le majordome ne puisse répondre il le laissa et rejoignit sa chambre pour préparer son sac.
Eldrin referma la porte de sa chambre derrière lui avec un soupir mesuré, le visage impassible, mais ses pensées, elles, s’activaient avec une précision redoutable. Le majordome. Bien sûr qu’il irait en parler à son père. C’était dans sa nature, presque dans ses fonctions. Fidèle, méticuleux, un homme qui ne laisserait pas une demande aussi inhabituelle passer sous silence. Une pointe d’agacement effleura Eldrin alors qu’il lançait son sac de voyage sur le lit. Rien n’échappe au regard de l’ombre de cette maison, songea-t-il avec un soupir intérieur.
— Je n’obtiendrai rien par ce biais…
Son regard se posa sur la fenêtre, dont les rideaux de velours tamisaient la lumière grise de l’extérieur. Là où son père était une muraille infranchissable, sa mère représentait une autre forme d’autorité : plus douce, plus subtile, mais tout aussi redoutable dans ses propres convictions. Et pourtant, elle savait écouter. Du moins, si l’on parvenait à frapper juste.
Eldrin jeta un dernier coup d’œil à son sac, encore à moitié vide, puis s’empara d’une chemise jetée sur un fauteuil pour compléter sa tenue avant de quitter la pièce. Il déambula dans les couloirs familiers de la maison Valen, attentif au moindre bruit de pas. Le silence régnait en maître dans cette demeure où chaque murmure semblait amplifié par la pierre froide. Il s’arrêta devant une porte légèrement entrouverte, celle de la petite serre intérieure où sa mère passait l’essentiel de ses matinées.
L’odeur d’humus et de verdure l’accueillit lorsqu’il poussa doucement la porte. Lady Valen était là, comme toujours, assise dans un fauteuil en rotin, une paire de ciseaux fins à la main, s’affairant à tailler avec soin un buisson d’agrumes miniatures. La lumière douce des vitraux colorés baignait son visage d’éclats dorés et pourpres. Malgré l’apparente tranquillité de la scène, Eldrin savait qu’elle avait déjà perçu sa présence.
— Eldrin, souffla-t-elle sans lever les yeux de sa tâche. — Te voilà bien matinal pour venir troubler ma quiétude. Dois-je en déduire que tu es dans l’embarras ?
Il esquissa un léger sourire, se rapprochant lentement. Sa mère ne lui accorda toujours pas un regard, mais il savait que chaque mot qu’il dirait serait pesé, jugé, soupesé.
— Je ne dirais pas "embarras", mère, plutôt… une nécessité pragmatique.
Elle s’interrompit brièvement, déposant ses ciseaux avec grâce sur la petite table d’appoint, avant de lever enfin les yeux vers lui. Son regard gris perle, si semblable au sien, l’examina avec une lueur amusée.
— "Nécessité pragmatique"… Voilà qui est élégant. Je t'écoute.
Eldrin prit un instant pour formuler sa demande avec soin. Ses gestes restèrent maîtrisés tandis qu’il s’accroupissait légèrement pour se placer à sa hauteur, à la manière d’un soldat prêt à négocier une trêve.
— Père m’a confié une mission qui, je crois, est d’une certaine importance pour l’honneur de notre maison. Mais il a omis, probablement par oubli, de me fournir les moyens financiers nécessaires pour m’acquitter de cette tâche dans les meilleures conditions.
Lady Valen haussa un sourcil, son expression neutre masquant à peine une lueur d’intérêt.
— Et tu viens plaider ta cause auprès de moi ?
— Qui mieux que vous pour comprendre l’importance des détails dans une mission réussie ? Vous m’avez toujours appris que les moyens et une bonne préparation conditionnent les résultats, mère.
Lady Valen resta silencieuse un instant, ses yeux fixés sur Eldrin comme pour sonder ce qui se cachait au-delà de ses mots soigneusement choisis. Puis, lentement, elle se redressa dans son fauteuil, ses mains glissant avec grâce le long des accoudoirs. Une ombre de sourire effleura ses lèvres, un sourire qui n’avait rien de réconfortant.
— Les moyens conditionnent les résultats, c’est vrai, dit-elle enfin, d’un ton presque méditatif. Mais encore faut-il savoir ce que l’on vaut lorsque les moyens viennent à manquer.
Eldrin fronça imperceptiblement les sourcils. Le poids sous-jacent de ses paroles ne lui échappa pas. Il resta immobile, attentif, tandis qu’elle poursuivait, sa voix aussi douce que l’éclat de la lumière filtrée à travers les vitraux.
— Ton père et moi avons discuté de cette mission, Eldrin. Nous avons convenu que l’heure était venue pour toi de montrer ce dont tu es réellement capable. Sans le confort des ressources familiales.
Un silence lourd s’installa. Eldrin sentit ses muscles se raidir, bien qu’il s’efforçât de garder son expression parfaitement neutre.
— Ainsi, vous saviez déjà…
Lady Valen esquissa un geste léger de la main, comme pour écarter cette évidence, puis plongea son regard dans le sien.
— Je ne suis pas celle que l’on surprend, Eldrin, pas plus que ton père ne l’est. Nous t’observons tous les deux, chacun à notre manière, et il est temps pour toi de prouver que tu peux survivre et réussir sans que chaque obstacle soit aplani pour toi.
Eldrin serra imperceptiblement la mâchoire. Il s’était attendu à tout, sauf à cela. Il connaissait l’inflexibilité de son père, mais il avait espéré trouver en sa mère une alliée. Ce qu’il trouva, en revanche, fut une adversaire plus subtile, capable de tendre des pièges où lui-même avait cru pouvoir manipuler la situation.
— Et vous avez accepté cela à contrecœur, j’imagine ? murmura-t-il, laissant une pointe d’ironie glisser dans sa voix.
Lady Valen détourna légèrement le regard, ses doigts caressant distraitement le tissu brodé de sa robe.
— Je ne suis pas insensible à ta situation, mais ton père a raison sur un point : il te faut apprendre à conquérir ton propre chemin. C’est un jeu dangereux que nous jouons ici, mon fils. Crois-moi, il est parfois plus difficile pour une mère de rester en retrait que d’agir.
Eldrin inspira profondément, s’obligeant à ravaler sa frustration. La colère n’était pas une arme ici ; la patience et la réflexion, en revanche, pouvaient encore le sauver. Il inclina légèrement la tête, masquant ainsi son agacement derrière un air feint de soumission.
— Alors, c’est ainsi ? Je dois partir avec ce que j’ai, ou plutôt avec ce que je n’ai pas ?
Lady Valen releva la tête, une lueur indéfinissable brillant dans ses yeux gris.
— Exactement. Mais ne te méprends pas : Nous ne sommes pas si cruels à laisser notre enfant dépourvus. Tout ce qu’il te faut, tu l’as déjà en toi. C’est maintenant à toi d’en convaincre le monde.
Elle reprit ses ciseaux, comme pour signifier que l’échange était clos, et se remit à tailler les minuscules branches du buisson avec une précision presque théâtrale. Eldrin resta là un instant, immobile, puis s’inclina légèrement, reconnaissant qu’il n’obtiendrait rien de plus. Une fois encore sa mère avait tourné la situation et il se retrouvait confronté à ses propres aspirations, impossible d'aller à l'encontre de ce qu'il avait toujours réclamé.
— Fort bien, mère. Je relèverai ce défi, puisque vous semblez croire que c’est ce qu’il me faut.
Lady Valen ne répondit pas, mais un mince sourire réapparut sur ses lèvres, un sourire qui, pour Eldrin, ressemblait à une promesse silencieuse. Sans ajouter un mot, il tourna les talons et quitta la serre, la porte se refermant doucement derrière lui.
Dans le couloir, il s’autorisa enfin un soupir agacé. Il n’aurait ni argent ni appui. Mais si sa mère et son père voulaient voir de quoi il était capable, il leur prouverait qu’il pouvait se débrouiller seul. Il était un Valen, après tout. Et les Valen ne s’effondraient jamais.
— Très bien, murmura-t-il pour lui-même, ses doigts tapotant distraitement le pommeau de sa ceinture. Voyons si je peux transformer leurs obstacles en victoires.
Un sourire froid étira ses lèvres tandis qu’il reprenait la direction de sa chambre. Le jeu venait de changer, et il comptait bien s’en saisir.
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