Elindine d'Enumasam
|
Depuis que Fëanor lui avait révélé ses ambitions, Elindine avait ajouté à ses lectures un autre moyen de dissiper les sombres pensées qui l'empêchaient encore de dormir. Sans le savoir le prêtre avait offert une opportunité à la jeune femme : celle d'échapper un peu plus longtemps au retour chez elle. Une perspective qui la terrifiait depuis qu'elle avait tué Nedru. C'était une chose de tuer une personne, c'était autre chose de tuer quelqu'un qu'elle avait toujours connu, mais s'en était encore une autre que de l'annoncer à des parents éplorés. Il faudrait qu'elle le fasse un jour, d'une façon ou d'une autre, mais depuis que son compagnon d'infortune lui avait offert la possibilité de le suivre, elle percevait d'autres options et peut-être une forme de soutien face à cette épreuve qui l'effrayait tant. Fëanor était le seul autre témoin de ce meurtre et, sans doute sans le savoir, était devenu le seul à ses yeux à pouvoir la soulager de ce poids. C'était... Un drôle de changement de perspective vis-à-vis du petit prêtre et, pour le moment, Elindine ne savait trop qu'en faire, mais c'était toujours plus productif comme pensée que l'angoisse perpétuelle.
Plus productif que les livres de compte qu'il lui avait confié en tout cas. Entre deux contes du recueil, bien plus agréable à lire et qu'elle partageait donc volontiers avec le melessë, ces pages et ces pages de tableaux chiffrés détaillant les échanges et les transactions du port étaient d'un ennui plus profond que les méandres des ennuis dans lequel ils étaient tout deux fourrés. Plus d'une fois Elindine s'était endormie sur l'épais volume, plus encore avait-elle craqué et fui par la fenêtre juste pour faire autre chose, et finalement elle arrivait au bout de l'enfer ! Triomphalement, un après-midi, elle laissa tomber l'épais livre de compte devant Fëanor avec un sourire en coin victorieux au bout des lèvres.
"Fini !" Déclara-t-elle "J'ai tout revu et c'était chiant à en crever je te remercie pas de m'avoir laissé ce truc dans les pattes !"
Elle lâcha un soupir et se laissa tomber sur la chaise en face de lui avant d'ouvrir les pages annotées par sa main en une petite écriture fine, serrée et élégante, un rappel inattendu de son éducation.
"Donc... Pour faire court le Gouverneur et Marlborough sont en affaire depuis un bail. De la petite magouille, rien de bien surprenant, ce genre de frimeur à dentelles avec un titre ronflant traite souvent les deniers publics comme sa propre bourse et les règles avec légèreté dès qu'il s'agit d'arranger un ami ou quelqu'un qui paye bien. Non ce qui est plus surprenant c'est que quelques mois avant la fermeture du port les malversations et les arrangements s'arrêtent progressivement juste avant que les échanges entre Marlborough et la Cité-Franche ne reprennent de plus belle. Quelque chose se tramait et la fermeture du port y a mis fin, ça c'est sûr. Mais le livre de compte ne nous en apprendra pas plus. Après ça j'ai juste encore plus envie d'aller déloger Holderling de son trou."
Elindine croisa les bras et les jambes, puis contempla Fëanor un instant avant de tourner plusieurs pages et de tapoter une nouvelle grille.
"Y a ça, aussi. C'est pas de la comptabilité classique, ce sont des noms barrés ou pas et avec des chiffres devant. Au début j'ai cru à des emprunts." La jeune femme pointa un nom en particulier 'Capt. B. Teel'. "Mais ce nom est barré sans somme, or je sais que ce type recevait de l'argent de Marlborough. Et puis il y a ces noms aussi." Fit-elle en soulignant les noms non barrés et sans somme d'Irina et de Vittorio, mais aussi ceux de La Renarde et de Jardag, non barrés, mais avec une somme "Alors peut-être que ce sont plutôt des primes sur tête ou capture, perçues ou offertes. D'où le fait que Teel soit barré sans somme devant, puisqu'il est mort dans le naufrage. En tout cas on peut se renseigner sur les noms inconnus ou on peut en parler à Irina, si tu penses qu'on peut lui faire confiance. Les choses commencent à redevenir un peu calme, dehors, la nuit, je pensais prévoir un rendez-vous avec elle pour récupérer nos affaires. Qu'en dis-tu ?"
D'un geste lent, Elindine referma le livre de compte et s'appuya sur la reliure en observant le prêtre d'un œil intéressé.
|