Elindine
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1 - Le mariage
Réplique de Nedru d'Enumasam écrite par Nedru
non-canonique
Seule dans sa chambre, elle avisait son reflet d’un œil critique. Le miroir lui renvoyait l’image même de l’élégance bourgeoise. Cheveux relevés avec soin sur sa nuque blanche, lèvres épaissis d’un trait de rouge, regard ourlé de pourpre et de mauve, la domestique avait même réussi à presque effacer les taches de rousseur de son visage et de son décolleté après des heures de vains efforts. Elle tenta un sourire, puis grimaça, à l’étroit dans son corset et son veston. La robe était magnifique, certes, mais lourde, étroite et inconfortable. Les soieries étaient aussi douces au touché que les velours et les brocards d’or avait la souplesse des lierres qu’ils représentaient, mais le luxe de sa tenue ne parvenait guère à la réjouir. Elle n’arrivait toujours pas à voir le bon côté de ce mariage qu’elle ne désirait pas, avec un homme qu’elle ne connaissait toujours pas assez, malgré les entrevues et la bienveillance toute relative de leurs deux familles. Alors, elle cherchait à se réconforter comme elle pouvait : 26 ans de vie de jeune fille, pour une dame de la haute société, dans la Cité Franche, c’était pas mal et avec un peu de chance son mari lui laisserait plus de largesse que ses parents. Elle s’en était toujours sortie jusque-là, ce n'était pas un petit antiquaire de rien du tout qui allait l’empêcher de vivre sa vie. Certes, mais l’incertitude de sa nouvelle situation marquait son visage d’angoisse. Elle entendit toquer à la porte qui s’ouvrit à son las « Entrez » sur le visage inquiet de sa sœur aînée, Aryn :
« Tu es prête ? J’apporte les fleurs pour tes cheveux. »
Elindine gracia la nouvelle-venue d’un sourire en la laissant venir dans son dos. Dans ses bras, elle portait une grande brassée d’asphodèles blanches et d’ancolies jaunes. Délicatement, elle glissa les tiges entre les mèches rousses du chignon de la future mariée, apaisant un peu la tension dans ses épaules par la douceur tendre de ses gestes. Parmi tous les membres de sa famille, Aryn était la seule qu’elle estimait et aimait sincèrement : au-delà de leur lien de sang, c’était une âme généreuse et enthousiaste, que les récits et les frasques de sa cadette avaient toujours amusé. Chacune à leurs manières, elles se respectaient affectueusement et avaient passé leur enfance et leur adolescence à veiller l’une sur l’autre dans la fosse à serpents que pouvaient constituer la haute société, et aujourd’hui, Elindine devait épouser l’un d’eux.
« Tu es magnifique, Elin.
- C’est gentil, mais je crains que le rôle de mariée ne m’aille moins bien qu’à toi.
- Ne dis pas de bêtises, tu n’as jamais été aussi belle et je suis sûre que tout le monde le pensera.
- Ce n’est pas ce qui m’inquiète. »
L’ainée tira un tabouret et, lissant ses jupons, s’assit avec grâce à ses côtés.
« L’inquiétude n’est pas vraiment le genre de sentiment qu’éprouve souvent Elindine de Gallantera. Tu veux parler ? »
Un petit sourire tordu traversa le visage poudré de la future mariée.
« Il faut croire qu’Elindine d’Enumasam n’a pas le même tempérament.
- Je n’en crois pas un mot et ton fiancé a l’air d’être quelqu’un de tout à fait convenable ; il s’est toujours montré courtois et agréable avec toi. »
La rousse retint un froncement de nez et les arguments contraires qui lui venaient en tête. Quelques années auparavant, Aryn avait épousé en grande pompe un noble qui n’avait pas le gout d’être assez vieux pour mourir bientôt et plus suffisamment jeune, ni beau, pour être digne de la fraiche trentaine de sa magnifique femme. Dans ces circonstances, il était compréhensible que Nedru paraisse à sa sœur un choix « convenable ».
« Elin, je ne veux pas te brusquer, mais…
- C’est l’heure, oui, allons-y. »
Avant même d’entrer dans le temple, la musique et les sorts des bardes accompagnèrent le cortège des deux familles, éblouissant de couleurs et de chansons la foule variée de la bonne société. Elfe, nain, gnome, l’assemblée était aussi diverse que richement parée de sorts et d’atours superbes. Tout semblait beau et la Cité Franche entière rayonnait d’un éclat neuf sous un doux soleil de printemps. Une alégresse fébrile que la mariée ne ressentait pas.
A proximité du temple l’agitation s’atténua progressivement jusqu’à ce que règne une atmosphère presque tranquille, quand tous les proches furent installées sous les arches et les hautes voutes. La coutume voulait que les mariés entrent en dernier, en même temps, mais chacun de leurs côtés. Aryn laissa donc sa sœur face à une porte de bois sombre, la gratifiant d’un sourire confiant avant de disparaître à son tour entre les colonnes du splendide monument. Seule, prisonnière de son corset de velours verts et de ses jupons de soie, elle savoura ce bref moment d’isolation, avant que la porte en face d’elle ne s’ouvre.
Elle se redressa et, lentement, avança dans l’antre de son futur, le dos droit le menton haut, mobilisant tout son être pour faire honneur, si ce n’est à sa famille, au moins à elle. Quitte à subir ce mariage dont elle ne voulait pas, autant le faire avec plus de grâce et de noblesse qu’elle n’en avait jamais eu. Progressant dans le même axe, elle pouvait voir son fiancé avancer vers elle, les mains dans le dos, ses bottes hautes gainant ses mollets dans une démarche ample et vive. Ils s’arrêtèrent l’un en face de l’autre, entre leurs proches réunis, debout, en silence et un vieux prêtre au visage solennel. Quand l’homme joignit les mains des époux pour commencer à énoncer des textes sacrés, un rayon de soleil illumina le geste d’union et les deux silhouettes des jeunes gens.
Tout en chantant les vers, accompagné de la musique des bardes et rejoint parfois par la voix des mariés récitant leurs vœux, il noua un ruban soyeux. Ce dernier, décoré d’un grelot d’argent, liait leurs noms, leurs familles et leurs destins, sous le regard des dieux. Tout au long de la cérémonie, les yeux d’Elindine ne lâchèrent pas ceux de l’homme en face d’elle, s’y accrochant comme pour ignorer le monde autour d’eux. Nedru d’Enumasam n’était pas un inconnu, loin de là. Elle l’avait rencontré de nombreuse fois à des réunions de familles, des dîners mondains, des fêtes, des mariages et tant d’autres évènements plus ou moins festifs. Fêtes de printemps et d’automne, solstices, discussion d’affaire, ce visage fin encadré de courts cheveux bruns, elle avait pu le voir évoluer du garçon à l’homme, de même cette voix douce de lettré, habitué à poser les phrases, à articuler ses mots, elle l’avait entendu de nombreuse fois et plus souvent encore pendant les préparatifs du mariage. Elle le connaissait, mais jamais elle ne l’avait vu ainsi. C’était sans doute la magie du lieu et des atours que les familles comme les leurs aimaient à dresser en telles occasions, mais pour la première fois elle devait reconnaître à cet homme de la beauté et, surtout, une grâce indéniable. Sa taille fine cintré dans une longue veste sombre, brodée d’argent, mêlait le bleu de la nuit et le gris d’une fourrure de loup, sur la charpente d’épaules étroites, mais fière. Le col blanc remontait sur le cou délicat qui soutenait un visage agréable que ne déparait pas un sourire qui l’était tout autant. Ses lèvres s’étiraient et ses yeux se plissaient en une expression de joie légitime en ces circonstances, mais qu’elle-même peinait à afficher. Elle n’était plus une enfant depuis longtemps, mais en cet instant elle se sentait désemparée et une forme de nausée chatouillait sa gorge. Elle ne sut pas s’il le remarqua, elle essayait pourtant de masquer son trouble, mais elle sentit les doigts longs, doux et fins se refermaient un peu plus étroitement sur les siens en une prise fraîche et presque… Rassurante.
Le prêtre et l’assemblée se turent alors qu’ils échangeaient leurs anneaux, retenant les cris et les chants pour le moment ou les mariés joignirent leurs mains et leurs lèvres pour leur premier baiser. Soudainement, Elindine se rendit compte que sa nausée s’était évanouie. Elle se sentait presque bien quand ils sortirent ensemble, leurs mains encore attachées blotties l’une contre l’autre. Les deux cortèges s’unirent derrière les mariés jusqu’au domaine de la familles Enumasam où un grand banquet les attendaient déjà dans le parc somptueux de l’immense demeure. Le temps que tous les invités se réunissent sur les vastes pelouses, les bardes s’étaient déjà installés sur l’estrade préparée pour eux et Elindine se sentait enfin gagnée par l’atmosphère festive. La musique et l’humeur agréable de son compagnon aidait surement à la détendre et ce fut avec une joie un enthousiasme sincère qu’elle ouvrit le bal à ses côtés. La jeune femme était une danseuse accomplie et elle redécouvrit avec plaisir que son compagnon l’était tout autant, même entravé par le nœud enchanté qui entourait leurs poignets. Ce dernier ne se déferaient pas tout de suite et il était très mal vu de le briser ou de le découper avant qu’il ne tombe de lui-même. Il était dit que le sort qui imprégnait la soie reflétait la force du lien qui unissait les jeunes mariés. Le ruban avait cependant le bon gout de se défaire généralement avant le dîner, laissant les mains libres pour profiter du service. Ce ne fut pas le cas de celui de Nedru et Elindine, ce qui engendra un nombre considérable de remarques et de plaisanteries que l’homme accueillait avec bien plus de patience que sa femme. L’irritation commençait à troubler ses traits, quand elle sentit son partenaire se lever en s’excusant auprès de son père, avant de l’entrainer avec lui un peu plus loin. Entre l’étonnement et l’agacement croissant, le ton cassant de sa voix la surprit elle-même quand elle demanda :
« Qu’est-ce que tu fais ?
- Je te laisse reprendre ton souffle. Tout va bien ? »
Le regard sincèrement inquiet du jeune homme la prit au dépourvu. Instantanément, elle se détendit et son ton avait retrouvé sa douceur affectée quand elle répondit avec un sourire :
« Oui, je vais bien.
- Hm. Tu caches de moins en moins bien que ces gens t’irritent, cela commence à se voir, railla-t-il en réponse. »
Il releva leurs poignets enrubannés avec un sourire moqueur qu’elle trouva immédiatement désagréable. Elle étouffa une réplique dans un sifflement cinglant, accentuant l’expression espiègle de son mari qui coupa sa réponse en s’asseyant sur le banc derrière eux, l’invitant à en fait de même.
« Prend ton temps. » souffla-t-il
Elle hésita, puis s’installa à ses côtés, laissant quelques longues secondes de silence s’écouler. A nouveau, elle sentit la pression étrangement réconfortante des doigts du jeune homme contre les siens. Ses yeux fixés devant elle se tournèrent finalement pour rencontre ceux de son époux qui la considéraient avec tranquillité. Pour la première fois de la soirée, elle se permit de clore ses paupières et même de desserrer très légèrement son corset pour prendre une grande goulée d’air frais. Elle n’entendit aucun rire, mais elle sentit une forme de satisfaction passer sur le fin visage blanc en face d’elle. Elle rouvrit les yeux et le dévisagea sans honte, détaillant sa physionomie d’un regard critique. Il ne sembla pas s’en émouvoir, à la place il lui tendit son poignet :
« Il y a un couteau dans ma manche, tu peux l’en sortir ? »
Un haussement de sourcil surpris traversa son visage, alors qu’elle sortait une lame de table de son manteau, sans lui rendre pour autant.
« Qu’est-ce que tu comptes en faire ?
- Découper le ruban.
- Alors non, nous sommes supposés le présenter intact à nos familles et je n’ai pas envie de supporter d’autres remarques à propos de ça.
- Je ne pense pas que ça annulera le mariage. Si ma famille est un peu déçue, tant pis. La tienne n'osera pas me faire de remarques trop désobligeantes. Et tu pourras supporter leur ire depuis notre nouveau domicile. Et chacun y regagne sa main pour la soirée.
- Je crains plus de passer une mauvaise soirée le jour de mon mariage que leur colère. »
Son ton manifestait toujours une certaine contrariété, mais son visage témoignait de sa réflexion. Finalement elle lui sourit et sans lui rendre l’ustensile, elle dégagea une épingle à cheveux de ses mèches.
« Aide-moi de ta main libre, je m’occupe de défaire le nœud. »
Maniant habilement la lame et l’épingle, elle s’appliqua à les défaire de cette encombrante étreinte en abîmant le moins possible le ruban. Le silence s’installa entre eux, à peine troublé par les commandes polies d’Elindine qui, privée d’une se ses mains, requérait l’aide de Nedru pour ses travaux de couteau et d’aiguille. Lassée du calme, elle finit par lui dire, sans lever les yeux du ruban :
« Je ne pensais pas que tu t’étais levé pour nous libérer avec un couteau de table volé sur la nappe des mariés. C’est inattendu, mais agréable. »
Un sourire étira ses lèvres alors qu’elle levait brièvement les yeux pour le partager avec le jeune homme, qui lui répondit :
« Si ton travail de couture se fait remarquer, tu pourras dire que c’est ma faute.
- Oh ? Tu sais coudre ? Plaisanta-t-elle, sans quitter son sourire. Ma famille me considérera complice néanmoins, mais ça va aller. Voilà. »
Le ruban glissa souplement de leurs membres.
« Aide-moi à le rattacher à mon poignet pour en faire un bracelet. Nous allons faire un nœud au niveau des marques, comme ça, ni vu, ni connu, la mariée aura juste voulu garder un souvenir heureux de son mariage. Je doute que même mon père ne s’amuse à vérifier. En plus il est assorti à ma robe ! » s’exclama-t-elle dans un rire, tendant la soie dorée de leur ancienne entrave devant le brocart de son corset.
Son époux frotta ses poignets puis l’aida à nouer le ruban autour de son bras. Elle inspecta leur œuvre un instant avant de se lever. Il lui tendit sa main désormais libre et elle la saisit sans se faire prier, soulevant ses jupons pour suivre les grandes enjambées du jeune homme qui les ramenait ensemble jusqu’au banquet. Arrivé devant l’attablé, le marié attira l’attention des convives en levant leurs mains, s’exclamant :
« Le ruban est tombé, nous pouvons désormais savourer ce festin et notre union nouvelle ! »
Un tonnerre d’applaudissement salua l’annonce du jeune homme et le baiser enthousiaste qu’offrit la mariée à son époux, le visage rougi d’une feinte excitation. Elindine se précipita vers Aryn pour lui présenter le fameux lien autour de son poignet. Les sœurs s’enlacèrent, suivie par leur mère qui embrassa chaleureusement sa fille sur les deux joues avant de la ramener vers son époux. La rousse s’inclina doucement en s’asseyant à ses côtés dans une grâce timide qui contrastait curieusement avec l’espièglerie mutine qui brillait dans ses yeux, quand elle glissa à son oreille un discret « Merci. ».
La soirée fila, joyeuse et loin d’être aussi ennuyeuse que ce à quoi elle s’était attendue. Parmi tant de choses, son époux était réputé être le grand fauteur de trouble des réunions mondaines. Au grand soulagement de leurs parents respectifs, il se comporta comme le parfait jeune marié, poli, affable, tendre avec sa promise, toujours élégant. Il facilita grandement le même jeu de sa part ; le rôle d’une jolie jeune mariée un brin excitée par le vin et le bonheur du « plus beau jour de sa vie », affectueuse et pleine de respect pour sa famille, la nouvelle comme l’ancienne. Elindine aurait cru que le personnage aurait été plus dur à incarner, mais les convives se montraient agréables et plutôt bienveillante, en apparence du moins. Elle eut même l’immense satisfaction de voir le plus arrogant de ses cousins arrosé de vin par un serviteur maladroit. Elle supporta, avec un sourire doux, les plaisanteries bonhommes de son père sur le ruban qui avait tenu « si longtemps » à leurs poignets et sa joie soulagée. Les affaires de sa famille allaient mal et le mariage aurait pu ne pas se faire. Les Enumasam étaient plus que jamais au sommet de leur art, tandis que l’ancienne grâce des Gallantera semblait irrémédiablement entaché par des affaires dont ses parents l’avaient préservé, notamment en pressant ce mariage. Une cérémonie sensée les avantager autant, si ce n’est plus, qu’elle.
Peu après la fin du festin, la mère de son mari, Flamme d’Enumasam, s’approcha d’elle pour la prendre délicatement dans ses bras, préservant avec soin les précieux et fragiles ornements dont elles étaient chacune parée. C’était une femme encore belle dans sa cinquantaine bien tassée, elle avait le maintien droit et élégant, encore accentué par sa tenue, plutôt discrète compte tenu de l’occasion, mais d’un infini raffinement.
« Vous êtes... ravissante ! s’exclama-t-elle. Comment se passe cette belle soirée pour la mariée ?
- Parfaitement bien ! répondit sa belle-fille avec un sourire radieux. J'étais très nerveuse mais tout se passe à merveille. Je peux faire quelque chose pour vous, peut-être ?
- Oh non, non, je venais juste voir ma bru... J'espère que mon fils ne vous a pas causé de soucis ? »
Elindine affecta un léger rougissement et une posture un peu plus réservée :
« Nedru est... Beaucoup plus attentionné que ce que j'aurais cru. Et puis ce mariage est inespéré pour ma famille, c'est plutôt à moi de vous demander si je ne vous cause pas de souci. Je suis certaine qu'un homme comme votre fils aurait pu épouser l'aînée des familles les plus prestigieuses du continent, de la noblesse, même. »
Flamme rit légèrement avant de lui répondre, joviale :
« Voyons, ne dites pas n'importe quoi ! Nous ne sommes rien pour la noblesse ! Et Nedru n'est pas... Enfin, vous verrez bien.
- Il n’est pas ? demanda la jeune femme en plissant légèrement les yeux.
- Il n'est pas très... carriériste ! fut la réponse de la mère du jeune homme, pinçant ses lèvres fines en un sourire amusé.
- Oh ! Si ce n'est que ça, je crois pouvoir vous assister. Je n'ai pas encore l'expérience de mon père, mais je ferai en sorte d'être digne du nom que vous m'offrez.
- Ne le prenez pas comme ça ! Nous avons encore de longs jours devant nous ahaha ! Volez de vos propres ailes ! »
Le sourire d’Elindine s’élargit un peu plus naturellement sur son visage. La mère de son époux semblait bien moins retorse que son fils. Elle laissa quelques secondes s’écouler avant de reprendre sur un ton légèrement embarassée :
« Est-ce que… Est-ce qu'il y aurait autre chose que je devrais savoir à propos de Nedru ? Nous nous sommes souvent croisés, mais je me rends compte que je ne sais rien de lui. J'aimerais pouvoir rendre notre mariage agréable, pour votre fils comme pour moi.
- Bien sûr, bien sûr ! Hum... C'est un enfant. Je veux dire c'est quelqu'un qui aime être indépendant ? Il a parfois un peu de mal à se montrer affectueux... »
La rousse laissa un air pensif détendre ses traits. Ce n’était pas très informatif, mais trouvait-elle. C’était comme si personne, même pas ses parents, ne connaissaient réellement le caractère de l’homme qu’elle avait épousé. Ce n’était pas rassurant, mais elle trouva la force de sourire à sa belle-mère avant de la saluer poliment :
« D'accord. Je vous remercie. Si vous m’excusez, je vais rejoindre ma famille pour passer encore un peu de temps avec eux avant de leur dire au revoir. »
Elle inclina la tête avant de s’éloigner retrouver Aryn ou, éventuellement, sa propre mère. La soirée se prolongea jusque tard dans la nuit claire d’un doux printemps. Doucement les invités quittèrent les lieux, un à un, en petits groupes. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la famille proche pour les accompagner jusqu’à l’attelage qui devait amener le jeune couple dans son nouveau foyer. Aryn avait les yeux brillant d’inquiétude, dans les bras de leur petit frère, sa mère pleurait ouvertement, seul son père avait du mal à masquer le soulagement de voir ce contrat enfin signé. Il s’avança vers Nedru, droit, à ses côtés. Face au patriarche des Gallantera, son époux semblait presque frêle, féminin, devant la carrure anguleuse du cinquantenaire vieillissant :
« Prenez soin de ma petite fille, jeune Enumasam. Je prie pour qu’elle vous rende aussi fier que son père. »
Dans son épaisse barbe soigneusement taillée, elle perçut une forme d’approbation quand il la regarda, avant de la prendre dans ses bras. Un à un, elle salua chaque membre de sa famille. Leurs élans affectueux agitaient en elle une pointe d’agacement et un soupçon de regret qu’elle subit avec le même sourire un peu fatigué. Son expression ne changea qu’une fois enfin seule avec son époux. Ils se tenaient aussi loin que possible l’un de l’autre, chacun sur sa banquette, regardant pensivement par sa fenêtre. Si la demeure familiale des Enumasam se trouvaient dans la périphérie de la ville, leur fils vivait au-dessus de sa boutique d’Antiquité, au cœur de la cité. Elindine en connaissait la belle façade à colombages du bâtiment et sa vitrine, mais jamais elle n’y avait mis les pieds.
Elle se détourna de l’extérieur pour contempler la silhouette du jeune homme, doucement soulignée par quelques lueurs dans la pénombre. Il ne flamboyait plus de l’aura qu’il avait à l’autel et la fête avait quelque peu défraichi l’éclat de sa tenue, mais son air pensif sous les lumières nocturne offrait à son visage une beauté naturelle et douce, comme révélatrice. Dans un soupir soulagé, Elindine défit entièrement son corset et retira son veston. Dans le calme de la nuit, elle sentit une sorte de tension quittait ses épaules, remplacée par une angoisse sourde. Sa famille ruinée, elle se savait à la merci de cet homme qu’elle ne connaissait que trop peu. Doucement, elle se décala en face de son époux, à la recherche de son regard, une hésitation dans le sien. Elle chercha ses mots un instant, consciente de la naïveté de la question qu’elle voulait poser :
« Sincèrement, que penses-tu de ce mariage ? Notre… Mariage. »
Elle savait qu’il ne lui répondrait pas honnêtement et elle se doutait de ce qu’il pensait. Sans doute quelque chose de semblable à ce qu’elle-même pensait : « Quitte à me marier, j’aurais voulu choisir. », « Ma vie me convenait et toi tu la déranges. » ou autre « C’est fait, il va bien falloir faire avec, maintenant. ». Elle expira discrètement, contemplant d’un air fatigué la chevalière qui brillait à l’index de son mari.
« Je pense que mon avis n’a jamais eu d’importance. Sinon ce mariage n’aurait simplement pas eu lieu. »
Elle releva un visage souriant vers lui et souffla :
« Je vois que nous partageons le même avis sur la question, alors. »
Elle laissa de longues secondes s’écouler avant de reprendre :
« Quelque part, c’est rassurant de le savoir. »
Leur attelage entra dans la cour derrière la boutique, laissant tout le loisir à Elindine d’apprécier la coquette architecture de ce vieux bâtiment. Par rapport au faste de la demeure de ses parents, l’esthétique de la bâtisse rappelait quelque peu l’apparence de celui qui y vivait : discret, fin, mais pas sans éclat. Nedru la précéda dans sa boutique. La décoration était plutôt sobre, la pièce était surtout chargée de livres variés et, nota-t-elle, étonnamment pauvre en antiquité. Elle suivit son mari dans l’escalier sans cesser d’observer autour d’elle. En haut des marches, ils s’arrêtèrent ensemble devant une porte qu’il ouvrit en lui désignant l’intérieur :
« Voici ta chambre. Tes affaires y ont déjà été déposées. »
Elle fronça les sourcils :
« Ma chambre ?
- Comme dit, si cela ne tenait qu’à moi, ce mariage n’aurait pas eu lieu et je tiens à continuer à vivre autant que possible comme si tel était le cas. Tu as quelque chose à redire ? »
La surprise lui vola toutes réponses. La voix de son époux était froide et elle comprenait bien qu’elle aurait dû se sentir vexée par son refus de passer leur nuit de noces ensemble. Mais sa froideur et la chambre solitaire qu’il lui présentait ne lui inspirait rien d’autres qu’un immense soulagement.
« Bien, bonne nuit, Elindine d’Enumasam. »
Son nouveau nom la sortit de sa torpeur et elle l’arrêta alors qu’il tournait les talons :
« Attends ! »
Elle se rapprocha doucement de lui, ses traits enfin apaisés dans un visage souriant :
« Je sais que tu ne fais pas ça pour moi, mais je te remercie… Pour le ruban, pour mes affaires et pour la chambre. Bonne nuit, Nedru. »
Elle recula et disparut à l’intérieur de la pièce qu’il lui laissait. Elle rejoint un lit encore inconnu, mais qu’elle pourrait faire sien dans peu de temps. Autour d’elle, dans diverses malles, reposaient la plupart de ses biens et quelques cadeaux. Elle se débarrassa des bijoux, jupons et autres atours, quittant son costume de mariées avant de rejoindre sa couche, nue. Elle s’étendit sur le dos, savourant sa tranquille solitude en une soirée qu’elle aurait imaginée lourde de la compagnie d’un homme qu’elle ne désirait pas. Elle trouvait Nedru charmant et, durant leur courte vie maritale, il n’avait rien fait d’autre que de s’attirer sa sympathie. Mais elle détestait sa suffisance bourgeoise et tous les marqueurs de sa haute naissance qu’il affichait avec tout le naturel d’un homme convaincu de les mériter. Elindine ne pensait pas pouvoir le désirer un jour, pas plus qu’elle n’aurait pu désirer un autre promis choisi par sa famille. Celui-ci avait au moins le mérite, pour le moment, de ne rien lui imposer de plus qu’un contrat. Si elle pouvait tirer un peu plus de liberté de cette situation, alors elle saurait s’y faire.
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